Un jeune réalisateur canadien, Rob Jabbaz, visiblement très inspiré par la crise pandémique, a osé pousser le curseur du délire créatif loin, mais vraiment très loin.
« The Sadness » est un croisement improbable entre les écrits les plus transgressifs du Marquis de Sade et l’épouvante très gore que n’auraient pas renié les stars nord-américaines du « mauvais » genre (David Cronenberg, Stuart Gordon, Brian Yuzna). Ce film s’apprête à débarquer sur les plateformes de France. Attention, c’est un film-choc présenté récemment en avant-première en France dans le cadre de L’Etrange Festival et du Paris International Fantastic Film Festival (PIFFF). Bienvenue dans le monde très étrange de Rob Jabbaz !
Taïwan, stade ultime du virus
La crise pandémique internationale aura eu au moins le mérite de fertiliser les imaginaires des cinéastes du monde entier. Des fertilisations croisées… et parfois bien transgressives et extrêmes, tant cette petite graine semée par Rob Jabbaz est en fait une méchante excroissance purulente, pestilentielle et hyper contagieuse. Elle porte pourtant le doux nom de Sadness, la tristesse, qui est surtout un jeu de mots avec Sade et le sadisme que l’on comprend au bout d’un quart d’heure si l’on accepte de bien garder les yeux ouverts et de regarder ce qui se passe sur l’écran… la plupart du temps maculé d’un épais sang rouge vif… Une petite bombe hyper inventive et radicale qui remue les tripes et qui devrait faire date dans le sous-genre, pourtant balisé, du film de contaminés et d’infestés !
De quoi s’agit-il ? Taïwan, considéré par la Chine communiste populaire comme sa 23e province a été le bon élève de la planète dans sa gestion de la crise pandémique d’un étrange virus (qui ne s’appelle pas Corona ici), depuis un an. Mais un relâchement des gestes barrières et une évolution des mentalités ont eu finalement raison de l’accélération de la mutation de ce virus, transformant à la vitesse de la lumière les contaminés en monstres de sadisme, s’adonnant aux pratiques les plus amorales et extrêmes. Très vite, Taipei, la capitale, éclairée par le réalisateur d’une lumière crue et terne, devient l’épicentre d’un chaos indescriptible dans lequel deux jeunes amoureux tentent de communiquer par téléphones interposés et de déjouer les pièges tendus par l’armée des infectés pour enfin se retrouver et s’extraire de la capitale des damnés dépravés.
Plaidoyer pour l’intégration ?
Un étrange virus se propageant de manière fulgurante par l’air et via tout contact interpersonnel…. Ça ne vous rappelle rien ? Sauf qu’à côté, le Covid, c’est un dessin animé de Walt Disney ! Le virus taïwanais présente ici cette particularité suave de transformer immédiatement le contaminé en meurtrier sanguinaire barbare, assoiffé de sang… et de perversions sexuelles, c’est le petit «plus» de la maison Jabbaz. Contrairement à la grande majorité des films de la même thématique, les infectés sont conscients de ce qu’ils réalisent et ont ainsi la faculté de laisser libre cours à leurs instincts les plus vils et les plus pervers afin d’exaucer leurs fantasmes les plus inavouables.
Le film regorge d’idées, aussi bien visuelles que scénaristiques. Exemple avec l’hallucinante scène dans le métro de Taipei où un vieux businessman très « ancienne école » tente d’engager la discussion avec une jeune étudiante tirée à quatre épingles assise à côté de lui et plongée dans la lecture d’un roman asiatique. Cette fille semble en effet digne d’intérêt car contrairement à ses acolytes, elle n’a pas son smartphone greffé à son oreille et ne perd pas son temps, connectée aux réseaux sociaux. Mais voilà, se faire aborder par un monsieur paraît aujourd’hui immédiatement suspect et potentiellement dangereux.
Afin de couper court à tout début de dialogue, elle se montre immédiatement sur la défensive et brandit la menace du harcèlement, nouveau mot magique de nos sociétés aseptisées et « politiquement correctes » ! … Sans se douter évidemment que l’individu respectable va se transformer quelques minutes plus tard en infecté fou-furieux et obsédé sexuel qui n’aura plus qu’un objectif en tête : la poursuivre coûte que coûte pour la violer et lui faire subir les pires outrages ! S’ensuit un véritable carnage dans le compartiment du métro avec des scènes d’une atrocité peu commune et une certaine virtuosité technique et visuelle faisant basculer le métrage dans un trip cartoonesque halluciné et drolatique, lorgnant du côté de Peter Jackson (période « Bad Taste » et « Braindead ») ou du grand Sam Raimi de la saga ciné « Evil Dead ».
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Le virus serait pour le réalisateur le révélateur du désir d’inclusion et d’intégration exprimé par plusieurs groupes sociaux et générationnels du pays ! « Je souhaitais m’atteler à la problématique du sentiment culpabilisant de ne pas réussir à s’intégrer dans une société hyper normée et codifiée telle que peut l’être la société taiwanaise. Quoi de plus horrible que d’être un paria et ne pas parvenir à se connecter aux autres ? Être frustré et ne pas réussir à se faire des amis ou de relations amoureuses. On a alors l’impression d’être détruit par le système. Puis, un jour le virus débarque et nous redonne un but dans la vie. Alors, on se dit : je sais qui je suis et pourquoi je vis et cela va désormais se faire aux dépends des autres. Je suis donc soulagé et libéré de toute cette frustration ! ». Pourquoi pas, même si la complaisance affichée tout au long du film par Jabbaz pour des scènes très extrêmes… et parfois limites sur le plan éthique et moral que nous ne détaillerions pas ici, sont de nature (c’est le cas de le dire) à limiter considérablement la portée de son propos militant et sociétal.
Haro sur la Chine !
Reste la critique politique sous-jacente qui constitue sans doute la belle surprise de ce «shocker» jusqu’au-boutiste. On sent à chaque plan le parti pris militant du réalisateur canadien pour un peuple en souffrance sous le joug d’une Chine communiste totalitaire contrôlant les rues, les médias et dictant aux habitants la façon de se comporter par haut-parleurs et messages télévisuels officiels. Bien entendu, les codes sont ici détournés, inversés, pervertis et l’on a plaisir à découvrir cette scène surréaliste où le grand chef de l’état-major de l’armée chinoise, subitement contaminé à son tour, dégoupille une grenade et la loge dans la bouche du président chinois en plein discours officiel ! Ce qui provoque une explosion des parties du corps du « méchant communiste », digne des plus belles scènes du mythique « Scanners » de Cronenberg. Hilarant et réjouissant évidemment ! Et l’on comprend que l’ensemble de la Chine communiste soit progressivement envahie et terrassée par la fulgurance et l’impact de ce virus « punitif » jusqu’au plan final qui voit l’un des protagonistes parvenir à s’extirper d’un immeuble condamné en accédant à son toit pour vraisemblablement monter dans un hélicoptère. Mais est-il vraiment sécurisé ? Un épilogue suffisamment ouvert et ambigu pour laisser libre cours à toutes les interprétations et envisager des suites potentielles avec ou sans Jabbaz… un auteur qui soutient avoir voulu faire « un film de gauche, anti-conspirationniste et légaliste en matière de respect des gestes barrières et de port du masque ! ». Une œuvre radicale et volontairement outrancière, à ne pas mettre donc sous tous les yeux, mais qui augure toutefois d’une suite de carrière passionnante pour ce jeune réalisateur dont c’est ici le premier long-métrage.
The Sadness (Ku bei), Taiwan. 2021. Réalisation : Rob Jabbaz.
Sortie à venir sur les plateformes françaises et en VOD.
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