On réédite Ringolevio


On réédite Ringolevio

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Il fallait avoir passé son enfance dans les rues, seule échappatoire possible aux appartements exigus et à l’autorité parentale, pour inventer un jeu comme le Ringolevio. Les baby-boomers de la zone parisienne jouaient au foot, les pionniers  de Moscou préféraient, selon les saisons, le patin ou les jeux de guerres ; les gosses des faubourgs de New York, eux, s’adonnaient à cette discipline à mi-chemin entre le cache-cache et la balle au prisonnier. Si « l’école de la rue » a existé, le Ringolevio en était le cours d’EPS : il enseigne simultanément la force, la ruse, l’agilité et surtout le rigoureux courage et la camaraderie. En lui dédiant les 50 premières pages de son autobiographie, ainsi que son titre, Emmett Grogan veut nous indiquer d’où il vient – des quartiers populaires – et la manière dont il a mené sa vie : par défi et dans l’action. À force d’être sur le trottoir, on observe, on apprend, on devient intraçables et on fait des rencontres.

Ces années de jeunesse, ayant pour elles le charme de la vie en bande, laissent pourtant rapidement la place à l’héroïne, aux braquages, à la prison puis aux cambriolages, pour finir par la fuite les États Unis et la découverte de l’Europe de ce début des années 60. Cherchant l’aventure, le gamin dont le seul rêve était « un bronzage » voit poindre une conscience politique. L’OAS, les émeutes romaines des J.O de 1960, les enterrements quasi similaires de Lucky Luciano et du Pape, l’IRA chez qui il opère un passage éclair, ces événements dressent le portrait d’un vieux monde qu’on liquide, une fuite en avant dessinant les contours de la révolution des sixties. Tout cela, Grogan le comprend avec une acuité étonnante pour un homme semblant mal dégrossi. Rien chez lui ne passe par l’esprit, mais directement par l’instinct, une arme forgée dans son enfance de traine-savate qu’il n’a cessé d’affûter jusqu’à sa mort en 78.

La révolte américaine parvient jusqu’à lui, en miniature, quand il assiste aux rixes entre GI blancs et noirs, écho des émeutes des ghettos et du mouvement des droits civiques. Son gros œuvre débute à partir de ce point : Emmett Grogan emménage à San Francisco, dans le quartier d’Haight Ashbury, en plein balbutiement d’un mouvement dont il représentera à la fois la marge la plus radicale et l’élément le plus critique : le mouvement hippie. La poésie, goût qu’il a développé lors de son passage en prison, l’a naturellement amené vers la Beat Generation. La découverte du LSD et une réforme à l’armée font le reste pour l’attirer jusqu’en Californie du Nord. En premier lieu, et en suite logique à son étude du cinéma d’avant-garde à la Cinecitta, Grogan prend part aux troupes de théâtres expérimentaux de la ville. Rapidement, les mensonges et l’incohérence de la « communauté de l’amour » lui apparaissent. La vague qui ne tardera à submerger le pays, percé définitive de la révolution pop n’est qu’un bal d’apparat faisant bourgeonner les « enfants fleur » partout sur le territoire. Les adolescents américains pensent qu’il leur suffit de faire pousser leurs cheveux jusqu’au sol et d’envoyer leurs cerveaux dans l’espace pour « changer le monde ». L’attitude semble passive, ce que Grogan ne saurait être. Il commence, avec ses compères, à dénoncer l’escroquerie dans des écrits signés « Les Diggers », puis organise des repas gratuits pour tous les fugueurs crevant de faim dans San-Francisco. Ironie de l’histoire qui se répète, la récupération du mouvement prend racine à sa source. Les marchands, qui ne sont ceux du temple, mais des commerçants de quartier, les Haight Indépendant Propritors, utilisent leur acronyme (HIP) pour créer le mot hippie.  Naturellement, un homme qui entend combattre le « droit à la propriété », pensant que seule la fin de l’argent permettra l’émancipation des peuples, recourant au vol pour arriver à ses fins, se décide de leur rendre coup sur coup.

Toute l’énergie de Grogan à partir de 1966 jusqu’à la sortie de ce livre, en 72, est dédiée à l’arrachage du masque de ces radicaux de carnaval, dévoilant un mensonge originel aux conséquences catastrophiques. Les leaders du mouvement ne servent que leurs profits et leurs égos. Aussi, les jeunes hippies, étant principalement des gamins de la classe moyenne, vivant l’aventure en jouant à la dèche, tapent sur les nerfs des minorités dont ils prennent les emplois et font augmenter les loyers. Grogan et les Diggers les incitent à s’engager dans une action qui profiterait à tous, une révolution immédiate, à laquelle peu prendront part. Au final, les hippies n’aboliront pas la propriété ni n’arrêtons la guerre du Vietnam. Par contre, ils auront la peau de la morale bourgeoise, seule réelle contrainte pour cette génération qui, une fois leurs études achevées, créera l’enfer gentrifié et transhumaniste occidental dont le San Francisco d’aujourd’hui est le symbole.

Ainsi, Ringolevio est le récit de ce combat, écrit à la troisième personne, procédé qui permet à Grogan de prendre ses distances avec la mégalomanie qu’il exécrait. Rendu fastidieux par la quasi-exhaustivité avec laquelle il y raconte sa vie, le livre n’en reste pas moins un prisme efficace quand il s’agit de comprendre les aspirations des leaders qui donneront naissance aux émeutes mondiales de 1968. La subversion, pour eux, se contentait souvent de l’exhibitionnisme, poussant la liberté jusque dans une société quasi sadienne où l’on croit faire le bien en donnant du LSD aux enfants, décadence qui débouchera sur les « crimes psychédéliques » dont l’assassinat de Sharon Tate reste le plus célèbre.

Parallèlement à cela, les repas gratuits des Diggers inspireront les Black Panthers dont les petits déjeuners pour les enfants flanqueront plus la trouille à J. Edgar Hoover que leurs fusils. L’instinct dont fait preuve Grogan reste sa meilleure arme. Même dans son écriture. Il lui permet, dans la première partie du livre, de dresser, d’un trait, des galeries de personnages désormais en voie de disparition.

Les passages sur l’Europe et le New York de son enfance possèdent la rugosité des années 50, période où l’on savait que vivre heureux était vivre caché, ou les véritables héros étaient souvent anonymes, dans contexte préservant un réel mystère. Les années 60 ont en revanche aboli les barrières de la pudeur, pendant qu’Emmett Grogan, lui, prônait encore l’action anonyme… Et qu’il devint « culte » à son corps défendant.

Ringolevio, Emmett Grogan, Editions L’échappée.

Ringolevio: Une vie jouée sans temps morts

Price: 19,81 €

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