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De la difficulté de faire régner l’ordre au temps du Ramadan

Des entorses à la laïcité sont parfois nécessaires


De la difficulté de faire régner l’ordre au temps du Ramadan
Rillieux-la-Pape, mai 2005. Photo: FRED DUFOUR / AFP

Dans certaines banlieues, pendant le Ramadan, des entorses à la laïcité sont parfois nécessaires pour assurer la tranquillité publique.


J’ai été au cabinet de plusieurs élus locaux et ma dernière expérience m’a fait découvrir une ville de la banlieue lyonnaise nommée Rillieux-la-Pape. Outre le fait que ces trois années furent inoubliables professionnellement, elle m’ont permis d’observer, aux côtés du maire, la réalité de la prise de décision politique en banlieue populaire. J’essaie régulièrement de montrer que non, ça n’est pas si simple, que oui, avoir des principes républicains c’est bien mais que le réel, dans les quartiers sensibles, nous pousse à adapter nos comportements pour finalement obtenir des résultats.

Voici donc, pour cette fois-ci, le mois du Ramadan dans une ville de périphérie – les propos n’engagent évidemment que leur auteur. Avant de hurler, imprégnez-vous du contexte et demandez-vous ce que vous auriez fait avec les mêmes moyens.

Rillieux-la-Pape, après 20 ans de socialisme

2014 est une année d’alternance municipale où beaucoup de villes populaires situées en périphérie des métropoles et qui votaient traditionnellement à gauche se dotent, de façon assez surprenante pour l’observateur non habitué, d’équipes municipales de droite et du centre. C’est le cas à Rillieux-la-Pape après une vingtaine d’années de socialisme municipal.

Des choix différents ont été faits en matière de promesses politiques et électorales en fonction des communes. Là où des équipes ont choisi des alliances parfois assez communautaires comme dans certaines communes de la banlieue parisienne, d’autres ont tenté une approche beaucoup plus droitière pendant la campagne, mettant en avant notamment la thématique de la sécurité et de la lutte contre le communautarisme. A Rillieux-la-Pape, l’équipe du copéiste tout juste trentenaire Alexandre Vincendet se situe clairement dans la deuxième option.

Les premiers mois du mandat sont donc le moment d’affichages très sécuritaires. Les beaux jours arrivant, la nouvelle équipe se voit confrontée à un nouveau souci, une sorte de tradition locale qui génère un nombre important de plaintes: les barbecues sauvages et les occupations abusives de l’espace public et des halls d’immeubles. Comme souvent dans ce type de cité, des canapés sont sortis en bas des immeubles, des terrasses s’improvisent un peu partout et restent bruyantes jusqu’à des heures avancées, des chiens pas forcément en laisse, de la musique diffusée de façon très bruyante et des grillades jusqu’à des heures avancées empêchent tout simplement les riverains de vivre normalement et, bien entendu, peu osent se plaindre.

Interdire les barbecues ? « Raciste » !

Cette réalité, somme toute peu médiatisée, crée un état de stress et de fatigue quasi permanent sur la population contribuant à l’apparition de tensions beaucoup plus graves et donnant surtout l’impression d’un abandon complet du quartier par la République.

Profitant de cet état de grâce, Alexandre Vincendet va se montrer assez intraitable dès le départ, avec de nombreuses verbalisations en mai, puis en juin 2014.

Un arrêté municipal est pris interdisant les barbecues sur la commune à l’exception de cinq lieux bien précis: ce sont les « barbecues municipaux » situés à l’écart des logements, mais relativement proches des quartiers concernés.

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L’explication de cette multiplication de barbecues est aussi sociale, la promiscuité de ces grands ensembles, le manque d’espace, la chaleur des beaux jours, l’urbanisme de cette ville nouvelle faite de barres et de tours HLM intégralement construites dans les années 1960 font que les choses sont loin d’être simples.

Cet arrêté, dont le texte fut très largement distribué dans toute la ville est très rapidement qualifié de « raciste » et d’ « islamophobe » par l’opposition, tout juste battue, et par une partie de la population. Il sera toutefois respecté. Il visait de façon sous-jacente la période assez redoutée par les riverains de fin juin à fin juillet: le Ramadan.

Dans ce quartier de 18 000 habitants, l’Islam est probablement la religion majoritaire et le Ramadan est très suivi.

Nuits debout

Il est une « tradition » que les habitants connaissent bien: l’organisation de marchés nocturnes complètement illicites visant à vendre de la nourriture jusqu’au petit matin. Le plus important se tient sur un parking de centre commercial jusqu’à des heures avancées et donne un air très oriental à la commune avec grillades, musique et énormément de bruit.

La nuit tombant assez tard, les rues se peuplent de personnes de tous âges, mais particulièrement de de très jeunes enfants et d’adolescents très bruyants qui hurlent au bas des tours et utilisent souvent des feux d’artifice et autres pétards. Les « snacks » et points chauds ont tendance à ouvrir toute la nuit de façon souvent complètement illicite et occupent de larges terrasses non déclarées un mois durant.

Ce genre de mauvaises habitudes durent depuis des années et les plaintes des riverains, souvent eux-aussi musulmans, s’accumulent. Dormir devient un calvaire mais le problème est plus complexe qu’il n’y parait. C’est aussi une réalité des quartiers souvent occultée. Certains maires ont d’ailleurs parfois fait l’objet de rappels à l’ordre médiatiques pour leurs sorties incontrôlées. Celui de Lorette, dans la Loire, avait notamment fait passer un message très polémique sur les panneaux lumineux de sa commune : « le Ramadan doit se vivre sans bruit ».

Logique du réel et logique républicaine

La logique républicaine voudrait en effet qu’il soit mis un terme ferme et définitif à ces agissements, tous plus illégaux les uns que les autres. Sauf que l’on ne sait pas vraiment depuis combien de temps ces pratiques durent et qu’elles sont désormais bien ancrées dans les habitudes de la ville, et notamment de son quartier central de 18 000 habitants comptant 80 % de logements sociaux et une importante communauté musulmane. Précisons que cette partie de la commune n’a pas voté pour le maire (elle vote de toute façon très peu) et reste assez liée à l’opposition.

Nous sortons d’une période de forte agitation et prendre le risque de faire flamber la ville pendant le Ramadan, dont la période couvre notamment la journée à fort risque de la fête nationale, est à prendre en considération. Cela joue dans l’attitude prudente que nous allons adopter.

Le choix sera donc fait d’être assez pédagogue et de rencontrer les représentants religieux. La Grande Mosquée de Rillieux-la-Pape a fait preuve pendant la campagne d’une retenue remarquée et c’est donc vers ses responsables que le maire se tourne pour tenter d’expliquer sa démarche. Il rencontrera également, avec moins de succès, les responsables de deux autres salles de prières dont une sera fermée quelques années plus tard.

Vue de l’extérieur, cette attitude pourrait paraitre très clientéliste et, en tout cas, contraire à tout esprit laïc. C’est d’ailleurs ce que l’on reproche le plus souvent aux édiles de villes de banlieues en les accusant de se compromettre.

Le dialogue ou le couvre-feu

Cela étant la communauté musulmane, par le biais de ses représentants, paraît la mieux organisée et la plus structurée de la ville: aucune association non confessionnelle ne parvient à représenter qui que ce soit et certaines sont mêmes liées directement à l’opposition qui est encore très vive après une défaite inattendue.

Les retours sont assez positifs vis à vis des mesures envisagées. Pour des raisons assez compréhensibles, les fidèles semblent ne plus tolérer certaines attitudes justifiées au nom de l’Islam. Ces échanges permettent de clarifier la position de la nouvelle municipalité vis à vis du « racisme » dont on l’affuble.

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Finalement, le Ramadan se déroulera sans trop de heurts, les quelques tentatives de barbecue seront assez rapidement jugulées. Mais la problématique des nuisances sonores et des terrasses illicites ne fut pas vraiment possible à traiter complètement. Si désormais la police municipale parvient à faire enlever les meubles descendus dans la rue et à empêcher les nuisances sonores trop évidentes, la présence de groupes de jeunes mineurs, très mobiles et bruyants, complique singulièrement la tâche.

La configuration des lieux, la chaleur et les dérapages fréquents ont parfois conduit les maires à demander un couvre-feu, voire à signer des arrêtés instaurant cette mesure assez radicale. Alexandre Vincendet sera évidemment tenté de le faire, mais la réponse des services de l’Etat fut assez claire: un arrêté de couvre-feu est sans doute une solution, mais les mairies doivent avoir les moyens de le faire respecter. Force est de constater que la mobilisation de plusieurs patrouilles chaque nuit pendant des semaines n’est pas possible et que dans un contexte de communication et de mobilisation rapide de certains jeunes via les réseaux sociaux, il est certain que ce type d’opération ne peut durer sur un mois.

L’iftar des conventions

Les années suivantes, le terrain fut gagné petit à petit. Les nuisances sonores furent en diminution et les services de l’Etat jouèrent leur rôle en fermant pour un mois l’un des cafés les plus bruyants, sous prétexte de travail dissimulé. Ce « Café foot » avait par ailleurs fait la une de l’actualité puisqu’il était à l’origine de la « marche des femmes » et d’un reportage particulièrement remarqué sur France 2, en pleine campagne présidentielle.

L’autre problème qui s’est posé pour le maire : prolonger ou non une habitude, plutôt sympathique, d’être invité dans les trois « mosquées » (en fait une mosquée et deux salles de prières) pour un iftar, une rupture du jeune. La première année, le choix fut fait d’accepter systématiquement ces moments de convivialité. Une lecture pointilleuse des principes de la laïcité l’empêcherait toutefois de s’y rendre en tant que maire. De même, politiquement, ce genre d’initiative peut être perçu comme une tentation communautaire.

Rappelons toutefois qu’il s’agit d’une invitation, et que le maire, qui vient d’arriver, pense avoir besoin des représentants de l’Islam pour maintenir un semblant d’ordre pour ce premier Ramadan. Les principes se heurtent à la réalité du terrain.

Les trois iftars se tiendront dans des circonstances bien différentes. Celui de la Grande Mosquée aura lieu à l’étage et permettra de se rendre compte de l’affluence incroyable de ce lieu plutôt grand durant la nuit. Les allées et venues sont incessantes, les gens, souvent en robe traditionnelle, saluent le maire, sont très respectueux, le parking est plein à craquer.

C’est notre premier vrai contact avec le réel, avec la réalité d’une religion qui est en plein développement. Marcel Gauchet parle de la sortie des religions comme régulateur collectif, rappelant que les phénomènes de radicalisation seraient des phénomènes de religiosité individuelle. Cette analyse se heurte de plein fouet à ces centaines de voitures, à ces milliers de fidèles qui se relaient dans une mosquée bondée pour prier toute la nuit.

Liberté, égalité, réalité

Ils ne sont pas fondamentalistes, pas intégristes, simplement des croyants que nous croisons tous les jours, certains sont employés municipaux, la plupart sont très bien intégrés. Personne ne sait que le maire fraichement élu doit venir ce soir-là, ils viennent comme toutes les nuits, prier à la mosquée en ce mois sacré.

Cette réalité, il faut la voir, la concevoir avant de porter des jugements souvent définitifs et déconnectés ou d’avoir des considérations morales. Le Ramadan est une période bruyante et désagréable la nuit dans les quartiers classés en politique de la ville et les maires sont souvent complètement dépassés.

Dans cette situation précise, le choix a été fait de s’attaquer aux signes les plus visibles de la conquête territoriale en temps estival: les barbecues sauvages, les canapés et autres meubles descendus sur la voie publique. La lutte contre les nuisances nocturnes, surtout lorsqu’elle est l’œuvre de jeunes et de très jeunes, est, pour autant, très complexe à mener sur le papier. Pas pour des raisons de « zone de non droit » – la police peut se rendre, même de nuit, partout à Rillieux-la-Pape – mais parce que ces agissements sont généralisés.

Le choix de passer par la mosquée pour tenter de faire passer le message municipal n’est absolument pas laïc ou séculier, mais il est le fruit de l’abandon des quartiers par la société civile.

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Arnaud Lacheret est docteur en science politique. Après une carrière dans plusieurs cabinets d’élus locaux et nationaux, il s’est reconverti dans l’enseignement supérieur et la recherche, et notamment le management public et l’analyse des politiques publiques. Il est depuis 3 ans en mission dans le Golfe arabo-persique au service du ministère des affaires étrangères où il dirige la French Arabian Business School en lien avec l’Essec, au sein de l’Arabian Gulf University à Bahreïn. Il est l’auteur de nombreux articles scientifiques et d’un ouvrage où il évoque le bricolage complexe et nécessaire que le Maire d’une banlieue sensible doit mettre en œuvre pour gérer efficacement le fait religieux et communautaire. « Les territoires gagnés de la République? » est édité par le bord de l’eau.

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