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Richard Strauss, les fleurs et le mal

La sublime sauvagerie


Richard Strauss, les fleurs et le mal
Elektra de Richard Strauss, du 10 mai au 1er juin à l'Opéra Bastille © Charles Duprat/OnP

Le compositeur allemand est un mécompris. Iconoclaste voire avant-gardiste, il est aussi proche des poètes de son temps que du régime nazi. Une sympathie qui entache sa postérité mais pas l’admiration des mélomanes qui voient en lui le premier postromantique. Elektra, tragédie en un acte de Richard Strauss, 10 mai au 1er juin à l’Opéra-Bastille. Salomé, de Richard Strauss, du 12 octobre au 5 novembre à l’Opéra-Bastille.


« Les autres composent, moi je fais l’Histoire de la musique », dit un jour Richard Strauss au chef d’orchestre Otmar Nussio. Orgueilleuse déclaration qui fournit un excellent titre au recueil de textes écrits entre 1936 et 1949 par le grand musicien bavarois et édités à présent en français. Il ne les destinait pas à la publication mais, mis bout à bout dans la chronologie d’une carrière immensément longue – né en 1864, Strauss meurt en 1949 ! – ceux-ci forment une manière d’autobiographie.

L’art à l’épreuve du nazisme

Et la lire est d’autant plus fascinant qu’au fil des pages, on entend Strauss évoquer le corniste célèbre, mais aussi l’éducateur tyrannique que fut son père ; converser presque familièrement avec Hans von Bülow, le mari cocufié de Cosima Wagner ; émettre des avis tranchés, tel ce propos sur la Tétralogie : « La légende moyenâgeuse du Nibelung ne soutient pas la comparaison avec Homère » ; vilipender au passage les « critiques incultes » ; dialoguer avec Mussolini (en 1932) ; nourrir d’âpres échanges avec « monsieur Goebbels » ; demander l’intercession de « madame Winifried » (la fameuse fille nazie de Wagner) auprès de « monsieur Hitler » – Strauss, décidément, était très bien élevé ; pleurer la disparition de son légendaire librettiste « le cher et génial Hugo von Hofmannsthal » ; déplorer la « triste époque que celle où un artiste de mon rang doit demander à un gamin de ministre la permission de faire jouer et représenter ce qu’il a écrit », allusion à son bras de fer avec la propagande nazie pour imposer à l’affiche de son opéra La Femme silencieuse, en 1935, le nom de son nouveau librettiste, Stefan Zweig (juif) ; rappeler tour à tour la genèse de ses œuvres majeures, de Salomé à Capriccio, en passant par Elektra, Der Rosenkavalier ou Arabella ; pleurer la destruction des grandes salles lyriques où il s’était produit, de Dresde à Munich, dans l’Allemagne bombardée.

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Certaines lignes consacrées au Führer résonnent étrangement avec l’actualité : « Seul à un criminel, à un ignorant, à un fou inculte de cette espèce pouvait être attribuée la tâche de détruire totalement ce Reich apparemment si puissant, habité par le peuple le plus fort et le plus cultivé du monde [sic], soutenu par une énorme puissance militaire. Cela devrait nous guérir une fois pour toutes de toute ambition de pouvoir planétaire, de toute volonté impérialiste. » Dans un dernier chapitre, Richard Strauss se défend d’avoir été « un antisémite servile et égoïste » : « J’ai toujours affirmé, et même quelquefois à mes dépens, que la persécution des juifs organisée par Streicher et Goebbels est une honte pour l’honneur allemand, qu’elle est un signe de pauvreté et l’arme la plus vile des médiocres. Je note que j’ai toujours trouvé chez les juifs tant d’encouragement, d’amitié et de soutien que ce serait un crime de ne pas le reconnaître avec gratitude. » Plaidoyer émouvant de la part du compositeur octogénaire qui, soumis au programme de « dénazification », restera durablement ostracisé dans son pays vaincu, au point de devoir s’exiler en Suisse, tout en affrontant, tête haute, les polémiques.

Redécouvrir un chef d’orchestre révolutionnaire

Toutes les époques ont la mémoire courte. Cible désignée, sur le tard, des procureurs sociaux-démocrates de la virginale RFA, Richard Strauss avait été, dès 1905 avec Salomé et plus encore quatre ans plus tard avec Elektra, le déclencheur iconoclaste d’une déflagration au cœur de l’art lyrique. Sous l’égide d’un Hugo von Hofmannsthal à l’expression poétique souveraine – il a alors à peine plus de 30 ans –, la sauvagerie libidinale se combine à une modernité musicale stupéfiante, la transe sexuelle et les poussées de l’inconscient courbent la mélodie jusqu’aux limites de la tonalité, l’esthétique postromantique culmine dans une violence orchestrale paroxystique proprement inouïe !

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À l’heure où le canon tonne en Europe, rappel d’événements funestes dont le compositeur fut l’otage en son temps, c’est à raison que l’Opéra de Paris met cette année Richard Strauss à l’honneur. Qui plus est sous les meilleurs auspices : reprise, ce mois de mai, d’Elektra dans la fabuleuse mise en scène du Canadien Robert Carsen avec une distribution incendiaire (la légendaire Waltraud Meier dans le rôle de Clytemnestre, la soprano américaine Christine Goerke dans celui d’Elektra et le baryton islandais Tomas Tomasson en Oreste) ; Salomé à l’Opéra-Bastille en octobre prochain dans une nouvelle production… Et entre-temps, ce même opéra aura été donné en juillet à Aix-en-Provence ! Enjambant le traumatisme de la Grande Guerre, Arabella, créé l’année même de la prise du pouvoir par Hitler et survivant à la mort de Hofmannsthal – le 15 juillet 1929, deux jours après le suicide de son fils Franz –, ce chef-d’œuvre absolu, enveloppé d’une aura tragique, revient à Zürich en ce même mois de mai, avec encore Carsen aux manettes, qui transpose à bon escient l’action à l’apogée du IIIe Reich. Sublime Richard Strauss, tu es bien servi.


À lire

Richard Strauss, Moi, je fais l’Histoire de la musique (textes réunis, traduits et annotés par Christophe Looten), Fayard, 2022.

À voir

Elektra, tragédie en un acte de Richard Strauss, sur un livret de Hugo von Hofmannsthal (1909), du 10 mai au 1er juin à l’Opéra-Bastille. Direction : Semyon Bychkov (10-22 mai) et Case Scaglione (26 mai-1er juin). Mise en scène : Robert Carsen. Avec Waltraud Meier, Christine Goerke, Elza van den Heever, Gerhard Siegel, Tomas Tomasson.

Arabella, comédie lyrique en trois actes de Richard Strauss, sur un livret de Hugo von Hofmannsthal (1933), du 8 au 20 mai à l’Opernhaus Zürich. Direction : Markus Poschner. Mise en scène : Robert Carsen. Avec Anja Harteros, Josef Wagner, Anett Fritsch…

Salomé, opéra en un acte de Richard Strauss (1905), les 5, 9, 12, 16 et 19 juillet au Festival d’Aix-en-Provence. Direction : Ingo Metzmacher. Mise en scène : Andrea Breth. Avec Elsa Dreisig…

Salomé, de Richard Strauss, du 12 octobre au 5 novembre à l’Opéra-Bastille. Direction : Simone Young. Mise en scène : Lydia Steier. Avec Elza van den Heever…

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Mai 2022 - Causeur #101

Article extrait du Magazine Causeur




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