La carte postale de Pascal Louvrier
Sur l’écran de mon portable apparaît une photo. Elle me rappelle où je me trouvais il y a deux ans. Ces appareils avec de la mémoire et pas de souvenirs…
Les Confessions de saint Augustin ne quitte jamais Gérard Depardieu en voyage. L’ouvrage Pensées et Opuscules de Pascal, dans l’édition Brunschvicg, accompagne toujours Richard Millet. Les textes où il est question de Dieu sont indispensables à l’heure de la marée montante du nihilisme. Je ne me sépare pas, depuis le printemps, de L’Orient désert, de Richard Millet. À propos de ce récit, son auteur me confie : « Il a été écrit à partir de notes prises au Liban et en Syrie au cours de l’été 2006. » Il tient à ajouter : « Voyage douloureux, en partie mystique, salvateur. »
Affinités électives
Je peux donc parler d’affinités électives entre l’écrivain et moi. Il n’est pas question de revenir sur la mort sociale de Richard Millet après son pamphlet publié par Pierre-Guillaume de Roux, Éloge littéraire d’Anders Breivik. Quand on évoquait son soutien à Pierre Laval et son poste d’ambassadeur en Roumanie (1943/1944), Paul Morand répondait qu’il avait aussi écrit des livres. Millet a aussi écrit des romans où il est question de l’homme face aux grandes situations existentielles (la rupture amoureuse, la solitude, la maladie…) L’écrivain a combattu au Liban, aux côtés des milices chrétiennes, en guerre contre les Palestiniens, plus tard appelés « Islamo-progressistes ». Il avait alors 22 ans, l’âge où « le cœur se brise ou se bronze », il fuyait les hautes terres du Limousin, ses paysages d’enfance. De cette expérience du pire, il en a tiré un livre puissant, La Confession négative, servi par une langue admirable où, dans la fournaise beyrouthine, l’obsession de la mort et des odeurs ne peut s’oublier, non plus que l’abjection dont l’homme se rend coupable. De six à quatorze ans, ce fils né d’un jeune protestant et d’une belle catholique, femme sévère aux jugements péremptoires, a vécu au Liban. Il y retourne en 2006 par fidélité à un rêve d’enfance illustré par une carte postale. Ou comme il l’écrit : pour y chercher « une lumière qui ne soit pas celle du jour. »
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Une femme a quitté le narrateur. Peu importe de connaître son identité ni de savoir pourquoi elle est partie. Ce qu’il écrit tient de l’universalité de la douleur éprouvée. Les larmes lui viennent plus vite que les mots. Il évoque le suicide de Pavese dans sa chambre d’hôtel à Turin, se tuant pour une femme qui ne le désirait plus. Il part sur les routes du Liban, se souvient qu’il est né chrétien, « debout face à la Croix », homme désormais en lambeaux, en mouvement sur la terre rouge de la Bekaa, entre deux chaines de montagne, qui rappellent celles du pays d’enfance, il se confie, non sans éprouver une certaine volupté dans la souffrance : « Peut-être ne suis-je là que pour oublier ce qu’une femme a fait de moi : un être hors de lui, condamné à marcher, penser, parler seul (trois langues à la bouche et nulle envie qu’elles s’ébruitent dans l’après-midi poussiéreuse). » Il sait son visage laid, « la laideur étant le propre de l’homme brusquement rendu à lui-même par une femme. »
Le crépuscule de la chrétienté
Cette phrase, je la souligne d’un trait de crayon à papier, une habitude très tôt prise au collège. À mon tour je marche sur le territoire rural de l’écrivain qui déplore le crépuscule de la chrétienté d’Occident, écrivain qui me conduit à Antioche, et me rappelle que c’est dans cette ville que les disciples de Jésus reçurent pour la première fois le nom de chrétiens, je marche en direction de Meymac, dans le crépuscule bleuté d’un été qui lentement décline. Millet : « Je croyais encore pouvoir conjuguer l’amour et l’écriture. » Équilibre précaire, illusoire, que l’écrivain-funambule croit maîtriser malgré le déchirement permanent, jusqu’à ce que la folie finisse par le faire vaciller. Dans Huppert et moi (Pierre-Guillaume de Roux, 2019), un essai original sur l’actrice dont on ne sait presque rien, comme quoi le jardin secret peut résister à la célébrité, à condition qu’on le veuille, Millet précise : « Et être fou, c’est ne plus faire de séparation entre l’intérieur et le dehors, soit qu’on se laisse envahir par le dehors, soit (j’en sais quelque chose) qu’on se mure dans la forteresse intérieure dont les murs deviennent la peau même. »
Chaque page mériterait d’être citée, commentée, lu à haute voix même, tant le style de l’écrivain est musical. On voit Millet marcher dans la terre rocailleuse, sous le soleil, souffle court, tête ceinte d’un keffieh acheté au souk d’Alep, ventre volontairement vide, parmi les ruines de villes mortes où les premiers chrétiens élevèrent des églises et des basiliques. Une phrase soudain, constat implacable : « L’effondrement de la syntaxe va de pair avec la fin du christianisme. » Ou celle-ci, comme une griffure : « Ce qui est perdu me parle éternellement de toi. » Ou encore : « N’exhibe plus ta blessure amoureuse : autant donner à voir tes excréments, ton sexe recroquevillé, tes crachats, tes poils de barbe composant des caractères japonais au fond du lavabo. »
À la fin du voyage, Millet évoque la Vierge noire de l’église de Meymac. La prière doit être un acte solitaire, dans le silence des pierres (de Pierre), pour réfuter les simulacres et les falsifications de la mondialisation horizontale. Après, mais après seulement, je reprendrais la marche sur le plateau de Millevaches, où soufflent les grands vents, et où l’art roman est né.
Millet, pour conclure : « Que la prière soit ta seule mémoire. » La boucle est bouclée.
Richard Millet, L’Orient désert, Folio.