Richard Millet publie le tome IV de son journal qui couvre la période 2003-2011
Entre 2003 et 2011, Millet est éditeur chez Gallimard, « la banque centrale » pour reprendre l’appellation de Philippe Sollers. Il faudra donc encore un peu attendre pour l’année 2012, et les dessous, en partie connus, de « l’affaire Millet », affaire qui servit de prétexte aux fonctionnaires du culturel, Annie Ernaux en tête, pour condamner le citoyen Millet à la mort sociale, suite à son pamphlet Éloge littéraire d’Anders Breivik, dont la plupart n’avaient lu que le titre.
Mais le petit monde germanopratin avait décidé depuis belle lurette de lui faire la peau. Il avait un contrat sur la tête, comme le dit l’ostracisé lui-même. Ce journal témoigne de sa position fragile chez Gallimard. Il est sous surveillance, jalousé ; ses propos dérangent le clergé progressiste. Il aggrave son cas en étant à l’origine de deux prix Goncourt (Jonathan Littell et Alexis Jenni), et surtout en mettant en pratique une totale liberté d’action. Il n’aime pas l’esprit de sérieux, ne recherche aucunement les honneurs ; il ne pose pas car, depuis le collège, il a le sentiment d’être déplacé. Bref, il ne joue pas le jeu, et devient le fiché S du petit monde des lettres.
Le métier d’éditeur
Dans son journal, Millet évoque son métier d’éditeur avec netteté : « Jamais je n’aurais pensé, il y a 30 ans, faire partie du comité de lecture de Gallimard, ni que ce serait si peu de chose, en fin de compte. » Dans un autre passage, il « désacralise » la fonction : « Être ‘’éditeur’’ : très ennuyeux, voire délétère pour un écrivain. Pas une vocation. Déprimant. Je gagne ma vie. Me fous du ‘’prestige’’, encore plus du pouvoir, lequel est illusoire. » Il ajoute que son travail « relève de l’insignifiance, la France étant sortie de l’Histoire littéraire. La langue française désormais sans prestige, en France comme à l’étranger. »
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On retrouve les thèmes chers à l’écrivain : fatigue du sens, appauvrissement de la langue française, disparition programmée de la culture… Il prétend que « la banque centrale » fabrique de « la fausse monnaie », que l’ignorance y est abyssale (« Qui a lu Faulkner ? »). Pendant ce temps, le milieu complote, boit et fume beaucoup, ourdit de misérables stratagèmes pour récompenser l’un et punir l’autre. Millet résume : « Ce que murmure aux auteurs la bouche d’ombre éditoriale : ‘’Écrivains, taisez-vous : écrivez en ne disant rien ; conformez-vous au mensonge planétaire : continuez à sommeiller dans une langue insignifiante à destination des zombies post-culturels’’… » La vraie littérature, celle où l’on met sa peau en jeu, semble révolue.
Les Bienveillantes
Millet revient sur le travail colossal effectué en amont des Bienveillantes, de Jonathan Littell. « Un travail harassant », affirme-t-il. Littell fait de la résistance. Il tient tête à Millet qui s’agace, car son texte est « masturbatoire, narcissique, assez ennuyeux. » L’ex-éditeur confesse, brisant la séculaire loi du silence : « Gardé des photocopies de mon travail sur les livres de Littell, de Compagnon et de quelques autres. Pour servir, un jour, à l’histoire de la falsification générale. »
Peu d’écrivains trouvent grâce aux yeux de Millet. Son journal est comparable à un passe-boules. Il a la formule assassine, notamment à propos de Houellebecq : « un Paul Bourget d’aujourd’hui. » Sollers n’échappe pas au sniper Millet. Mais, parfois, il l’épargne. Ainsi: « Sollers publie, chaque année, un livre où il rassemble ses notes de lecture sur tel écrivain, peintre, philosophe, les ficelle dans une vague histoire d’espions et de femmes fatales, et intitule ça ‘’roman’’. Ces carnets de lecture sont cependant bien plus intéressants que la production romanesque ordinaire. »
Puisqu’on parle de Sollers, évoquons les femmes, mais vues par Millet. Ce sont de petites allusions rafraîchissantes qui nous éloignent du vaste et sombre tableau de l’époque brossé par le diariste. Cet aveu, au hasard : « Mon goût exclusif pour les brunes ? Une légende. Anne-Eva était blonde (à demi-tchèque). Et une actrice comme Naomi Watts me fait beaucoup d’effet, tout comme autrefois Lana Turner. Et les rousses, mon Dieu, les belles rousses… » Ou encore : « La Du Barry se parfumait le sexe à l’ambre. » Et la belle Astrid : « Petite, brune méridionale, beaux petits seins, corps ferme, se donnant magnifiquement. »
Littérature au couteau
Millet revient également sur son roman La confession négative, que je place en tête de son œuvre. Il cite un passage retranché dans la version publiée que je vous laisse découvrir (p. 434). Il rappelle les attaques dont le roman fut l’objet à sa sortie. Millet, colère froide : « J’eusse été du côté des Palestiniens, j’aurais eu le Goncourt. » Défendre les chrétiens libanais, durant la guerre civile de 1975-90, impardonnable, en revanche.
Ce journal est, comme toujours avec les écrits de Richard Millet, sans fard, ni complaisance aucune. C’est ce que je nomme la littérature au couteau. Sans oublier le souffle du style. Exemple: « Nous marchions entre des cyprès, le soir, sur la route poudreuse, parmi les fantômes à venir… »
Conclusion avec Georges Bataille, empruntée au Coupable, que cite Millet : « Ce que j’appelle la nuit diffère de l’obscurité de la pensée : la nuit a la violence de la lumière. »
Richard Millet, Journal 2003-2011 tome IV, Les provinciales, 760 p.
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