De Richard Millet, je ne sais pas grand-chose. Nous fîmes une émission ensemble chez Ardisson en 2005, je venais de sortir la Fabrique du crétin, et lui le Goût des femmes laides — un joli roman fort bien écrit sur un sujet somme toute assez peu labouré, sinon par Brassens dans une chanson moins connue que d’autres.
Puis il a disparu de mon radar jusqu’en 2012. Cette année-là, il publiait Langue fantôme, un pamphlet sur l’état assez peu littéraire de la langue littéraire actuellement en usage en France, suivi d’un (très court) Eloge d’Anders Breivik, éloge paradoxal qui lui servait de prétexte à fustiger cette Europe ouverte à toutes les migrations. Et non, comme ont voulu le croire tous ceux qui ne l’avaient pas lu, à célébrer le tueur norvégien.
Emoi dans Boboland ! Annie Ernaux se fendit aussitôt dans le Monde d’une tribune-pétition, co-signée par une foule d’écrivains connus (Le Clézio, dont Millet cultive une sainte horreur depuis vilaine lurette) et inconnus (tous les autres) réclamant la tête de l’imprécateur de ce vivre-ensemble que la rue de Grenelle, à la même époque, érigeait opportunément en totem de l’Education. Millet, qui vivait essentiellement d’un poste de lecteur chez Gallimard (à qui il a tout de même permis d’obtenir le Goncourt au moins en deux occasions, pour les Bienveillantes et pour l’Art français de la guerre) se trouva fragilisé, marginalisé, et confiné dans une léproserie. En attendant le prochain faux-pas qui permettrait de lui coller douze balles dans la peau et la tête dans la lunette de la Veuve.
Du coup, je m’étais intéressé aux écrits polémiques de ce garçon un peu trop chrétien pour moi, qui se la joue « hanté pénultième » selon le joli mot d’un critique, mais qui dit des choses justes sur l’état actuel de la littérature française (pas très loin de ce qu’avaient asséné en leur temps Pierre Jourde dans la Littérature sans estomac et Jourde & Naulleau dans leur Précis de littérature du XXIème siècle) et l’apocalypse molle dans laquelle on engloutit la langue, littéraire ou non — dans une déconstruction dont j’ai moi-même analysé la chronologie, les intentions et les effets dans Voltaire ou le jihad.
Sur ce, Millet, briguant manifestement la palme du martyre, a accumulé aux éditions Pierre-Guillaume de Roux ou Fata Morgana les petits essais assassins. Evidemment, la Bien-pensance Unique ne l’avait pas lâché, et il ne l’a pas lâchée. Ainsi, quand notre homme, dans un article publié dans la Revue littéraire et intitulé « Pourquoi la littérature française est nulle », a récemment tiré à vue le dernier livre de Maylis de Kerangal (qui ça ?), ex-signataire de la pétition Ernaud — une dame très bien du tout-Paris qui compte —, le petit peuple des écrivains en cour a supplié Antoine Gallimard de se débarrasser enfin du trublion… Tous (BHL en tête, qui ne s’en serait douté ?) ou presque tous — Sollers par exemple a intelligemment continué à dialoguer avec Millet, expliquant que « Richard Millet a eu un tort, celui de mêler à ses considérations sur la littérature des idées politiques, et des idées politiquement incorrectes. Elles ont permis à l’opinion, surtout l’opinion militante, se voulant extrêmement engagée, de l’accuser, avec des mots injurieux, d’être révisionniste et d’avoir écrit une immondice ; allant jusqu’à s’en prendre aux éditions Gallimard en s’exclamant : « Comment avez-vous pu publier une chose pareille ?! » Cette immédiateté de la réaction inquisitoriale, et je dirais même stalinienne, m’amène à dire que désormais, n’importe quelle interprétation peut avoir lieu sur des motifs « politiques » – je mets des guillemets – où on accuse d’emblée l’autre de racisme, d’ antisémitisme, etc., et je trouve que ça commence à bien faire. Pas vraiment parce que ça m’indigne « personne ne ment davantage qu’un homme indigné », a dit Nietzsche – mais parce qu’il y a une volonté d’éviter le débat de fond, c’est-à-dire ce que Richard Millet voit comme un désenchantement, un effondrement, une dévastation de la littérature, et sur quoi je suis en partie d’accord. » Pour avoir écrit ces lignes, il sera beaucoup pardonné à Sollers.
Comme nous l’avons vu avec Kamel Daoud, la pétition-indignée-fatwa est l’actuel substitut du couteau de boucher dans le Nouveau Totalitarisme de l’Impensée-Unique. Antoine Gallimard, qui a un côté anarchiste bourgeois, avait longtemps fait le gros dos devant les hurlements des pintades. Mais bon, Mme de Kerangal est un auteur-maison, il y avait comme une déloyauté à pointer sa vacuité tout en travaillant pour la rue Sébastien-Bottin — désormais rue Gaston Gallimard…
Aux dernières nouvelles, rapportées par Jérôme Béglé dans le Point, Millet prend la porte. Pas content, le bougre.
Qu’on me comprenne bien.
Comme Pierre Jourde qui a écrit sur le sujet des choses sensibles et définitives, je suis très loin de co-signer toutes les déclarations de Millet. Mais qu’un quarteron de littérateurs s’arroge le droit de demander sa tête me révulse. Que le trio infernal Louis/Lagasnerie/Eribon pense avoir le droit de dire qui doit vivre (les homos de gauche ?) et qui doit mourir (les hétéros de droite ?) me paraît symptomatique d’une époque qui faute de savoir se colleter au réel s’en remet encore une fois à l’idéologie : c’est vrai en littérature, en éducation et en économie, sans parler des affaires étrangères. La question n’est même pas de savoir si Millet a raison de dénoncer comme il le fait l’emprise de l’islam et le métissage — il y a dix mille manières de le dire. Le problème est qu’on lui interdise de parler — quoi qu’il dise. Qu’on lui interdise de vivre — quoi qu’il fasse. Que les petits marquis de la gauche (je reviendrai quelque jour sur ce que le Point, il y a peu, appelait finement « la gauche Finkielkraut ») profitent bien des micro-particules de pouvoir qu’ils pensent aujourd’hui posséder. Le retour de bâton pourrait être terrible, et je ne lèverai pas le petit doigt pour leur épargner la géhenne — comme dirait Millet qui pense Bible en main, Belzébuth m’en préserve !
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