Dans un silence retentissant, Richard Millet publie deux textes magistraux : La Forteresse, son autobiographie et La Princesse odrysienne, un ultime roman. Ostracisé par le clergé médiatico-littéraire, il confirme pourtant, avec ces pages, être l’un de nos plus grands écrivains.
Il est des livres qui produisent un ébranlement singulier chez le lecteur. Mais c’est de plus en plus rare. Notre époque a sonné le glas de la littérature. Les fonctionnaires du culturel surveillent le terrain et les derniers écrivains, ceux qui créent une œuvre, maîtrisent la langue française – désormais trouée comme un manteau de lépreux – et possèdent un style puissant, sont voués aux gémonies. On encense les médiocres car ils ne perturbent pas le système d’amnésie généralisée. Richard Millet en sait quelque chose, mais il continue d’écrire. Lui, l’écrivain condamné à la mort sociale par les sycophantes du nouvel ordre moral pour avoir publié, il y a dix ans, un livre interdit. Quel était le mobile pour dresser le procès-verbal de son exclusion fatale ? Un court texte au titre provocateur, pas lu par ses détracteurs, Éloge littéraire d’Anders Breivik.
Il n’était pas question de faire l’apologie du tueur de masse, mais d’indiquer que l’effondrement des valeurs de la civilisation européenne, ainsi que la perte de l’identité nationale, risquait d’engendrer de tels actes barbares. Cette urgence à dénoncer l’idée de décadence doit être l’une des fonctions fondamentales de la littérature. Richard Millet, écrivain talentueux et protéiforme, éditeur scrupuleux chez Gallimard (deux de ses « protégés » ont obtenu le prix Goncourt), n’a bénéficié d’aucune protection. L’homme était un solitaire et il l’est resté. Figure moderne du croisé, il a osé défendre les valeurs de l’Occident ; et a scellé son sort.
La Forteresse est une autobiographie dans laquelle Richard Millet retrace ses vingt premières années, de 1953 – naissance le 29 mars, un dimanche des Rameaux, à Viam, sur les terres âpres du Limousin – à 1973. Les années suivantes sont évoquées dans les trois tomes de son journal ainsi que dans La Confession négative et Tuer. Aussi, Millet ne revient-il que de manière brève sur le texte qui lui valut le bannissement de la part du « clergé médiatico-littéraire », notamment pour lui répondre, à ce clergé tout-puissant : « J’écris pour ne pas lui accorder une autre forme de défaite ».
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Nous voici donc face à la boîte noire de l’enfance. Elle est hautement irradiée, et l’écrivain révèle ce qu’elle peut avoir de plus intime, dérangeant, voire violent. Il la dévoile dans un style précis, avec le souffle de l’arpenteur du plateau de Millevaches ou de la montagne libanaise, la phrase se déploie, ductile, et jamais ne rompt. C’est que la nature de l’auteur de Ma vie parmi les ombres est faite de cette lave que le temps a figée en obsidienne noire. « L’enfance est le tout d’une vie, puisqu’elle nous en donne la clé », a écrit François Mauriac, écrivain tourmenté par la chair, à l’image de Millet. Ce dernier évoque, pour justifier son entreprise, la recherche de l’origine de sa sensualité et, plus précisément, la cause première d’une complexion sensuelle douloureuse, comme frappée par la malédiction. Très peu d’écrivains ont osé relever ce défi, décrire l’innommable, montrer la vérité hideuse, morbide, celle pour laquelle il n’existe aucun rachat possible. Millet parvient à nommer la souillure originelle de son être, mieux, il l’analyse et l’offre à ses lecteurs, au risque de les perdre. Mais la vérité est à ce prix. Son père lui a légué ce viatique empoisonné.
Il arrive que l’autobiographie soit le genre retenu par l’écrivain pour donner de lui-même une image retouchée, valorisée, surtout à notre époque où le narcissisme est devenu une pratique olympique. Ici, rien de tel. Millet déteste tout de lui, à commencer par son corps, qui porte à présent les stigmates du cancer, et affirme que « la haine de soi étant, après tout, un bâton aussi commode que le narcissisme pour cheminer ici-bas ».
La vérité nue
Tel Œdipe avant l’ordalie, Millet n’évite rien et franchit tous les obstacles dans le seul but de comprendre pourquoi il s’est complu dans la forteresse qu’il a lui-même érigée, dans l’espoir d’échapper au monde des adultes et de préserver l’enfant qui vit toujours en lui. Un enfant taiseux, timide, blessé par la médiocrité généralisée, effrayé par une sensualité exubérante, traumatisé par des événements exhumés des limbes, l’ensemble étant tenu dans l’ombre paternelle, incommensurable.
Richard est un enfant battu, incapable de se révolter, acceptant l’éducation rigoriste d’un père protestant érudit qui moque sa progéniture dès qu’elle commet une faute de syntaxe ou n’emploie pas le bon mot. Richard sera écrivain à la fois pour et contre ce père, et il attend sa mort, à 99 ans, pour publier La Forteresse. Un père, instituteur puis directeur administratif dans diverses sociétés, qui entraîne, pour son travail, sa famille au Liban. Le futur écrivain découvre la littérature et la musique grâce à cet homme qui ne souhaitait pas d’enfant et était incapable du moindre signe d’amour. Écrire pour combler le manque et tenir en respect l’idée de suicide. Millet, au scalpel : « J’en appelle au néant d’où le sperme paternel m’a tiré pour me projeter dans la sphère maternelle, me faisant passer de la nuit sidérale à l’humide chaleur d’un ventre que j’imagine orangée, et où je n’ai d’abord été qu’un crachat, comme tout un chacun, mais qui me laisse l’impression indéfectible, de l’être resté, aux yeux de mon père comme aux miens ». Puis il ajoute : « D’où mon goût pour les héroïnes de Bataille et de Jouve, et aussi de Faulkner, toutes les femmes sacrificielles ». Ses deux épouses, il les a accompagnées jusqu’à leur dernier soupir, et il y a eu les prostituées. L’une d’entre elles est décrite de façon inouïe. Elle est une sorte de divinité, au milieu d’hommes misérables, dans le quartier de Barbès. Rarement un écrivain n’a deviné aussi loin l’origine de sa sensualité.
Malgré la présence de François, son frère né en 1955, l’enfant, puis l’adolescent continue de mener une existence solitaire, comme celle d’un fils unique, écartelé entre la nature granitique du père et celle mélancolique de la mère, « nuageuse » pour reprendre son adjectif, bourrelée d’angoisses écrasantes, surtout entre midi et seize heures, sous le bleu cru du ciel. Millet renforce ainsi au fil des ans la forteresse qui le protège du bruit, des odeurs, de ses phobies, et surtout de la mesquinerie des hommes, n’ouvrant, malgré lui et à ses dépens, que deux meurtrières, celles des femmes et de la guerre.
Millet se livre totalement, entièrement, sinon à quoi bon cette confession exemplaire. Il dit la vanité de toute chose, le refus d’aller vers autrui, la volonté de ne vivre que par et pour l’écriture, dans une France parodique et post-littéraire, qui a laissé mourir la paysannerie et donc son univers familial. Il espère encore l’amour que ses deux filles pourraient lui porter. Il révèle, avec courage, la maladie dont il souffre et qui s’est déclarée à l’âge de 19 ans. Millet descend jusque « dans l’égout ». C’est la scène dans le cinéma où l’on projette Juste avant la nuit de Chabrol. Sa mère est présente. J’avoue que l’effroi m’a saisi en la lisant. La littérature, décidément, est puissante quand elle est du côté du Mal.
Cette autobiographie ne ressemble à aucune autre. Elle éclaire sous un soleil blafard l’auteur qui tient à la fois d’Holden Caulfield et de Bartleby. Il a voulu tout arrêter, découragé par l’entreprise. Millet : « Continuons, malgré la tentation, une fois encore, de tout laisser en plan pour recourir à la fiction, laquelle en dirait peut-être davantage par la vertu des associations et des métaphores – transports et bonds vers une source aux eaux plus froides, et paralysantes, que je ne pensais ». La fiction, pour aider à descendre dans la salle funéraire où se décomposent les déchets inavouables d’une vie, comme La Princesse odrysienne, ultime roman, selon l’affirmation de Millet lui-même, publié chez Aqua Aura, avec le portrait d’une femme ô combien troublante, Emma.
Le crime de Richard Millet aura été de lézarder les murs de la forteresse où, aveugles et sourds, nous nous retranchons, dans l’espoir de jouir encore un instant d’un pitoyable bonheur. Avec son autobiographie, il aggrave son cas en révélant sa nature complexe, contradictoire, glaçante parfois, et nous oblige à faire notre propre introspection. « Il se peut enfin que le mot de deuil recouvre aussi une énigmatique forme d’amour – et que j’aie toujours été peu ou prou amoureux de ma mort, vivre n’étant qu’une suite de variations sur le deuil, puisque nous ne cessons de mourir à nous-mêmes ».
Aucun pardon ne lui sera accordé ici-bas.
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