Ténor du barreau, infatigable militant laïque, auteur de bandes dessinées : l’avocat de Charlie Hebdo Richard Malka ajoute encore une corde à son arc en publiant un premier roman fort réussi. Dans Tyrannie, il dépeint une France soumise au charme d’un totalitarisme à la morale puritaine. Toute coïncidence avec des faits réels…
Ce n’est pas trahir un grand secret, car tous ses amis[tooltips content= »Dont votre servante fait partie. »]1[/tooltips] le savent – et les autres le devinent aisément à ses interventions médiatiques : il y a chez Richard Malka quelque chose d’enfantin qui transparaît dans son sourire, ses goûts cinématographiques – L’Âge de glace est l’un de ses films préférés – et dans son évident talent pour se faire aimer de la gent féminine, toutes générations et toutes sociologies confondues. Il semblait donc logique qu’il ait choisi comme deuxième métier l’écriture de scénarios de bande dessinée dans lesquels il pouvait faire ce qu’il aimait par-dessus tout : raconter de belles histoires – et donner libre cours à ses fantasmes d’adolescents, comme cette planète appelée Voluptide, peuplée de jeunes femmes à fort tempérament où les joies du sexe sont obligatoires.
La réussite du débutant
Bien sûr, quiconque l’a vu plaider sait que, dès qu’il enfile sa robe, Malka n’est plus un gamin qui feint de s’excuser de faire des bêtises, mais une brute dont même les nombreuses plaisanteries apparaissent comme des armes lourdes – les représentants de la Grande Mosquée de Paris et des associations qui avaient attaqué Charlie Hebdo dans le retentissant procès des caricatures de Mahomet de mars 2007 en savent quelque chose. De la crèche Baby Loup à la défense de Pascal Bruckner, son combat pour la liberté d’expression l’a souvent placé, ces dernières années, au cœur des querelles idéologiques françaises. Ce gentil aime la bagarre. Dans le boulot.
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Pour autant, Richard Malka ne court pas après la tragédie, il aurait plutôt tendance à se protéger d’elle. Comme scénariste, il s’était frotté à celle de l’Histoire avec L’Ordre de Cicéron, une saga judiciaire qui commence avec la radiation des avocats juifs des barreaux français suite au décret du 16 juillet 1941. Il avait dû faire un effort considérable sur lui-même pour s’infliger de nombreuses lectures sur la vie dans les camps nazis et soviétiques. Savoir que le mal existe, c’est déjà douloureux. Longtemps, Malka a cru qu’il appartenait à une génération épargnée.
Dans ces conditions, on ne s’attendait guère à ce qu’il s’attaque au roman et moins encore à ce qu’il y excelle du premier coup. Car le roman est un art d’adulte – on ne connaît pas de Mozart en littérature : pour écrire, il faut avoir lu et vécu. En ayant de préférence ramassé quelques plaies et bosses, même si on connaît d’éclatants exemples d’écrivains heureux, comme Nabokov. Non pas que le roman consiste à exposer ses blessures de guerre, comme le croient les innombrables imposteurs qui prétendent en publier. Mais le « dévoilement de la comédie », programme que s’assignait Balzac et qui reste d’actualité, est aussi la révélation de l’universelle tragédie humaine inaugurée avec la Chute biblique. Nous avons reçu en même temps la liberté et le mal. C’est bien de l’accouplement entre les deux, sans cesse recommencé, que rend compte la littérature.
« Cache-visage » pour les 14-18 ans
Difficile, en tout cas, de ne pas penser que l’irruption de l’Histoire dans sa vie intime a lancé ou considérablement accéléré la mue de Malka en romancier. Il avait pourtant commencé à écrire Tyrannie à l’été 2014. Le 7 janvier 2015, lorsque la bande de joyeux branleurs avec qui il faisait la bringue est tombée sous les balles des assassins, il a tout arrêté. Quand il a repris, six mois plus tard, il a jeté le premier chapitre, peut-être parce que la façon dont il y campait son héros, l’avocat Raphaël Constant, se ressourçant dans la dépravation avant l’action, était un brin hollywoodienne, voire légèrement complaisante. Au moment où son créateur renonçait, bien obligé, au monde enchanté de l’enfance où les gentils gagnent, le hipster faussement déglingué a laissé place à un personnage ambigu, et même passablement tordu, cabot, souvent flamboyant, parfois minable et finalement très humain. Le poids nouveau que Malka avait au cœur – et qui ne l’a plus quitté – a donné à son écriture l’âpreté, la tension et même le souffle d’une colère qui lui fut longtemps étrangère.
Attention, Tyrannie n’est certainement pas un récit édifiant ou un sermon déguisé, mais un roman qu’on ne lâche pas, et qui conjugue avec brio trois genres : un polar judiciaire, une fiction politique et un roman d’aventures. Le client de Raphaël Constant, Oscar Rimah, pédiatre de son état, est jugé à Paris pour le meurtre d’un diplomate de l’ambassade d’« Aztracie » en France. On ignore où se trouve ce pays, rebaptisé d’après le nom de son chef spirituel Isidor Aztri, mais son obsession de la vertu rappelle quelque chose. Sauf que ce n’est pas dans la chevelure des femmes qu’Aztri voit les agissements du démon, mais dans le visage des adolescents. Le régime aztride, dont la devise est « Transparence-Vertu-Humilité », impose donc aux jeunes de 14 à 18 ans le port du « cache-visage », de façon à les préserver des ravages de la vanité et de la séduction.
« Nous avons tendance à décréter dangereux ce que l’oligarchie dominante nous présente comme tel. »
Dans un délicieux chapitre aussi amusant que méchant, Malka décrit la bataille idéologique déclenchée à Paris et en Europe par la victoire de la révolution aztride : on croise des féministes bornées, des intellectuels en mal de Grand Soir, des journalistes en guerre contre le capitalisme, tous devenus les idiots utiles de ce totalitarisme des dominés. « Pour de nombreux médias, soutenus par l’expertise des sociologues unanimement enthousiastes, l’aztrisme était un espoir pour l’humanité. Les damnés de la terre ne pouvaient avoir tort. (….) Pensant avoir appris du passé, ces âmes généreuses reconnaissaient des excès à cette révolution, en particulier l’obligation faite à des adolescents de porter un masque cachant leur visage en public. Mais qui étions-nous pour imposer nos soi-disant valeurs universalistes ? N’était-ce pas un nouvel ordre universaliste qui tentait de s’imposer au prétexte d’hypocrites références aux Lumières ? » Quant au philosophe Daniel Armansky, interrogé sur la dangerosité du régime, il a cette réponse, qu’on a l’impression d’entendre tellement elle sonne juste, à défaut de l’être : « Dangereux ? Vous savez, sous nos latitudes, nous avons tendance à décréter dangereux ce que l’oligarchie dominante nous présente comme tel. (…) Les Aztrides ont-ils déclenché la moindre guerre pour du pétrole ou des armes de destruction massive qui n’existaient pas ? N’ont-ils pas gagné le pouvoir par les urnes, contrairement à des régimes que nous soutenons en nous alignant sur la superpuissance américaine ? Ont-ils colonisé des populations durant des siècles ? (…) Volé une terre au Moyen-Orient ? (….) Oh, bien sûr, vous allez me parler de la peine de mort, comme s’il suffisait de l’abolir pour devenir un modèle… Cette peine est moins prononcée dans cette jeune nation qu’elle ne l’était il y a quelques années aux États-Unis ou dans la Chine d’aujourd’hui. » Et comme cette dernière assertion n’est pas dénuée de fondement, on comprend que la bonne propagande marche en empilant vérités et mensonges. Si ça se trouve, la ressemblance avec des personnes et des événements existant ou ayant existé n’est pas purement fortuite. Cependant Malka tombe si peu dans le manichéisme, qui est l’exact contraire de l’art du roman, que le lecteur, dégoûté par les agissements des petits porte-flingues du régime, ne peut se défendre d’une certaine compassion pour le cruel Isidor Aztri, fils incestueux et idéologue fanatique.
Finalement, c’est quand Malka parle d’amour et de sexualité qu’on est un peu en manque de complexité. Il est vrai que les étreintes torrides entre Constant et Amalia, Esther Aztride prête au sacrifice pour sauver son peuple, cachent plus de fourberie que ce qu’on croit. Reste que, sur ce terrain, le mensonge romantique qui prétend que la fusion des corps va avec l’harmonie des âmes fait encore obstacle à la vérité romanesque. Malka a du mal à admettre que ce qu’on appelle l’amour soit un vaste malentendu. On ne se dépouille pas de son enfance en un tournemain. Alors, bien sûr, il n’aurait pas l’outrecuidance de se proclamer, comme Balzac, « secrétaire de l’Histoire ». Mais il lui a déjà fait un bel enfant.