L’avocat de Charlie hebdo Richard Malka s’inquiète des reculs de la laïcité et de la liberté d’expression. Dans une société de plus en plus communautarisée, les groupes identitaires nous imposent de nouveaux délits de blasphème et un autodafé permanent.
Causeur. Cinq ans après, que reste-t-il de l’esprit Charlie ? La France s’est-elle montrée digne des journalistes et dessinateurs tombés le 7 janvier 2015 ? Avec « l’esprit du 11 janvier » n’avons-nous pas été victimes d’une illusion collective ?
Richard Malka. Je crois que je ne suis pas capable de répondre à ces questions et je suis sûr que je n’ai pas envie de lire mes réponses. J’espère que vos lecteurs sont plus optimistes que moi.
Riss a souvent dit, au cours de ces années, que la rédaction de Charlie était seule. Est-ce votre sentiment ?
Il a raison. Charlie était seul à assumer pleinement la publication des caricatures de Mahomet au nom de la liberté d’expression et, de ce fait, ce journal est devenu une cible. Puis, la situation n’a cessé de se dégrader. Je sentais bien qu’à chaque controverse, nous étions un peu plus irresponsables pour le monde politique et médiatique. Lors de la dernière tempête de ce genre, en 2012, à nouveau pour des caricatures de Mahomet, nous avons été critiqués, de Laurent Fabius à Brice Hortefeux, et d’Olivier Besancenot à Jean-François Copé en passant par le pape lui-même. Avec Charb, nous avons fait le tour des plateaux pour défendre ce qui nous semblait être une évidence : le droit de rire des religions quand elles font l’actualité de triste manière. Nous nous sommes épuisés dans des débats sur notre responsabilité. C’est cette semaine-là que Charlie a publié, pour la première fois, une édition « irresponsable » – le journal normal – et un autre « responsable » totalement vide, à l’exception d’un édito, que je m’étais amusé à écrire, où nous prenions l’engagement de ne plus blesser personne. Je vous rappelle aussi que lors de l’incendie des locaux de Charlie – ce n’était quand même pas rien – on a trouvé de nombreuses personnalités, dont la très médiatique Rokhaya Diallo, pour lancer une pétition « contre le soutien à Charlie Hebdo ». Cela ne lui a pas porté préjudice. À nous, si.
La liberté d’expression cadenassée, non plus par la loi mais par nous-mêmes, produit des monstres. Je crains que nous suivions exactement la même trajectoire [que les Américains NDLR]
Le président s’est-il manifesté depuis son élection ? Pour cet anniversaire, attendez-vous un geste particulier des pouvoirs publics ?
Je ne parle que pour moi : je n’attends rien des pouvoirs publics si ce n’est d’assurer la sécurité de Charlie du mieux possible – permettez-moi, puisque l’occasion m’en est donnée, de remercier les fonctionnaires du SDLP qui nous protègent depuis cinq ans. Je n’attends pas davantage du président un quelconque geste à l’égard de Charlie. Libre à lui d’évoquer le symbole qu’est devenu ce journal, mais je ne me formaliserais pas qu’il ne le fasse pas. Charlie ne peut pas être en attente de reconnaissance institutionnelle. Ce serait de toute façon vain. J’attends, par contre, de chaque citoyen, un attachement viscéral à la liberté d’expression, y compris à la liberté de blasphémer. Quant au gouvernement, qu’il agisse déjà dans sa sphère de compétence. Un président d’université qui ne permet pas à des intellectuels de s’exprimer devrait être immédiatement congédié. On n’a pas besoin de penser comme Sylviane Agacinski, Mohamed Sifaoui ou François Hollande pour s’indigner qu’ils n’aient pu intervenir à l’université de Bordeaux, de la Sorbonne ou de Lille. N’est-ce pas le premier devoir d’un responsable d’université que de permettre à ces lieux de connaissance et de débats de le rester ? La dérive moraliste du CSA est tout aussi inquiétante, sans parler du spectacle tragi-comique qu’offre l’Observatoire de la laïcité de l’inamovible Jean-Louis Bianco qui voit de l’islamophobie partout et des atteintes à la laïcité nulle part.
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Est-ce que la peur influence le travail de Charlie ? Publieriez-vous des caricatures de Mahomet aujourd’hui ?
Je ne peux pas répondre à la place des dessinateurs de Charlie, mais pourquoi ne pose-t-on jamais cette question aux autres journaux ? On fait comme si Charlie était seul dépositaire du droit au blasphème dans ce pays. Pourquoi n’en publiez-vous pas dans Causeur ?
Primo, parce que je ne mettrai pas en danger la rédaction de Causeur, et deuxio, parce que dans le climat actuel, personne ne le comprendrait, y compris d’ailleurs ceux que nous défendrions. Charlie incarnait à la fois la défense de la laïcité et celle de la liberté d’expression. S’agissant de la laïcité, nous venons d’autoriser les mères voilées lors des sorties scolaires. Observez-vous un recul général ? Ce combat se passe-t-il dans les tribunaux ?
La liberté d’expression et la caricature sont historiquement associées à la laïcité. Ce fut le cas en 1905 et ça l’est encore aujourd’hui. Pour être libre de s’exprimer, il faut pouvoir penser un monde sans Dieu, ce qui ne veut pas forcément dire ne pas croire, mais ce qui implique d’accepter de penser contre Dieu, ce qui, à mon avis, est le plus bel hommage que peuvent lui adresser ses créatures croyantes. J’ai effectivement mené ce combat dans les prétoires, pour la sanctuarisation du droit au blasphème, puis dans l’affaire Baby Loup, ainsi qu’à de très nombreuses reprises devant la Chambre de la presse. Je vais peut-être vous étonner, mais je trouve la question des sorties scolaires assez anecdotique et n’en ferai pas un débat de principe. Il y a bien plus grave. Le peuple français, sondage après sondage, réaffirme son attachement à la laïcité à une écrasante majorité, mais rien n’y fait. La gauche a abandonné ce peuple laïque et en est morte, même si le PS a récemment refusé de participer à la manifestation contre l’islamophobie dans une réaction salutaire, mais bien tardive. Regardez ce qu’est devenu L’Obs. À coups d’interviews tronquées, ils en sont arrivés à considérer les ex-musulmans, ceux qui renoncent à leur religion, comme des fascistes. C’est incompréhensible et triste. Cette perdition intellectuelle les prive de leur lectorat naturel, mais qu’importe, ils persévèrent dans cette voie qui n’est même plus bourgeoise-bohême, mais bourgeoise-bigote. Ils ont choisi la religion contre les hommes ; l’islam contre les musulmans. Ils n’oseraient plus publier le moindre texte pour défendre la laïcité ou la liberté d’expression. Comment peuvent-ils encore se croire de gauche quand ils sont à l’opposé des valeurs universalistes à l’origine de ce qu’est la gauche ?
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Pour une grande partie de la gauche, justement, la défense de la laïcité se confond avec l’islamophobie. Faut-il craindre de voir cette notion entrer dans les textes ?
Pour la première fois, ce terme est apparu dans un texte officiel, en l’occurrence la proposition de loi Avia sur la lutte contre la haine sur internet, en juin dernier. Heureusement, il a été retiré avant le passage devant la commission des lois. Le jour où la crainte d’une religion ou l’hostilité à celle-ci deviendra un délit, n’en déplaise au ministre Julien Denormandie, nous ne serons plus dans un régime démocratique.
Cependant, n’exagérons-nous pas le danger de l’islamo-gauche qui est, somme toute, groupusculaire ?
Je ne sais pas bien ce que vous appelez « islamo-gauche », concept qui me semble un peu flou et parfois facile. La mise en cause de la liberté d’expression ne vient d’ailleurs pas que de là. Le danger, plus profond, c’est l’idéologie victimaire : je choisis d’être une victime malheureuse ; j’ai donc nécessairement besoin d’un coupable, quitte à l’inventer ; ce qui m’évite de m’interroger sur mes échecs et me permet de me situer uniquement sur le registre de l’émotion, plus confortable que celui de la réflexion. Cette philosophie est dans l’air du temps et fait des ravages, y compris dans l’esprit d’intellectuels rongés par la culpabilité de classe. Étant né dans un milieu ouvrier, de parents immigrés et n’étant pas intellectuel, je ne ressens, par chance, rien de tout cela et n’ai donc pas à sacrifier la liberté des autres sur l’autel de ma culpabilité.
Vous dites que les Français sont attachés à la laïcité. Peut-être, mais que sont-ils prêts à faire pour la défendre ?
Je crois, mais c’est un ressenti subjectif, qu’ils sont prêts à faire beaucoup, mais ne savent pas comment. Et ils ont d’autres soucis à résoudre au quotidien. Mais si ceux que l’on appelle les élites, en charge de proposer des actions concrètes, restent défaillants, alors la frustration finira par s’exprimer dans la colère et le ressentiment. Emmanuel Macron a fait des déclarations assez fortes sur la laïcité, il faut le reconnaître, d’autant plus qu’il vient de loin sur ce sujet. Je pense qu’il a fini par sentir le danger pour l’avenir du pays et pour le sien. Mais pour passer aux actes, c’est une autre histoire, ne serait-ce que parce que sa majorité est, comme d’autres mouvements, profondément divisée sur cette question.
En matière de liberté d’expression, vous gagnez tous vos procès. Les restrictions ne sont-elles pas une demande de la société elle-même ?
La justice tient bon. Sur les caricatures de Mahomet et la question du blasphème, sur Bruckner et la mise en cause des complices intellectuels des attentats, sur Louizi, Sifaoui, contre le CCIF, la justice constitue la dernière digue de protection de la liberté d’expression après en avoir été l’ennemie durant des siècles. Mais la justice finit toujours par s’aligner sur la société, ce qui est légitime. Or, la litanie culpabilisante de victimes de ceci ou de cela semble tétaniser les jeunes générations. Qu’en sera-t-il des magistrats de demain, je ne sais pas.
Si ce que l’on appelle la tyrannie des minorités triomphait, j’ai la certitude que cela se terminerait en livres brûlés et en camps de rééducation, mais non par une meilleure humanité, quelles que soient les bonnes intentions de départ. Le danger vient de chacun de nous. Et aussi de l’idée, largement partagée chez les jeunes, selon laquelle la liberté d’expression peut être si toxique que des débats légitimes devraient être empêchés.
Charlie échappe-t-il, selon vous, au politiquement correct ? Ses journalistes sont toujours un peu antifas sur les bords. Et sur les vaches sacrées du féminisme, on ne les entend pas beaucoup.
Parler de politiquement correct pour un journal qui depuis l’attentat et encore récemment, a osé des couvertures ou des caricatures sur l’armée au moment d’un deuil national, sur le foot féminin illustré par un vagin avec la légende « On va en bouffer pendant un mois », sur l’islam « Religion de paix… éternelle ! » après les attentats de Barcelone, ne me semble pas possible. On pourrait encore citer un éditorial de Gérard Biard du mois d’août dernier dénonçant l’angle mort de l’écologie : l’accroissement exponentiel de la population humaine, ou un éditorial de Riss sur les djihadistes français en Syrie et son souhait de les voir y rester. Je ne pense pas que tout cela soit « correct ». Enfin, la liberté d’expression ne consiste pas à critiquer tout le monde, sauf les fascistes. Bien sûr, Charlie est resté « antifa » et tant mieux ! Mais la facilité, et donc la lâcheté, serait de dénoncer uniquement le fascisme estampillé d’extrême droite et de se mettre des œillères pour ne pas voir les autres, parmi lesquels l’islamisme. Beaucoup mériteraient des œillères d’or, mais je ne crois pas que l’on puisse dire que ce soit le cas de Charlie. D’où ses problèmes et ses détracteurs.
Dans le fond, la liberté d’expression est-elle compatible avec la société multiculturelle dans laquelle nous entrons (sachant que le multiculturalisme n’est pas la coexistence de plusieurs groupes, mais la mise à égalité de toutes les cultures et donc, la reconnaissance de droits spécifiques aux différents groupes minoritaires) ?
Tel que vous l’entendez, le multiculturalisme renvoie à une société s’organisant suivant une logique communautaire. Or, le communautarisme est, par essence, non soluble dans la liberté d’expression. S’identifier à une communauté constitue une réduction névrotique de son humanité induisant une distance à soi insuffisante pour accepter la critique et encore moins l’humour. Un être humain ne s’identifiant pas seulement à son genre, à sa sexualité, à sa religion, à sa couleur, etc., aura un rapport plus détendu aux différentes composantes de sa personnalité qu’un individu se définissant tout entier par une appartenance communautaire monolithique. En d’autres termes, moins nous appréhendons notre identité dans sa complexité, plus nous sommes intolérants.
La société américaine est un cas d’école. La liberté d’expression y est davantage protégée que dans aucun autre pays, juridiquement sacralisée sur le papier constitutionnel, et c’est aussi une société communautariste. Et à quoi assiste-t-on ? Les éditeurs engagent des « relecteurs de sensibilité » pour éradiquer tout mot susceptible d’offenser une minorité, gros et petits compris… Sur les campus, des inquisiteurs de 20 ans réécrivent l’histoire et traquent les professeurs déviants qui osent encore voir des hommes plutôt que des couleurs et critiquer des polémiques grotesques sur des pansements qui seraient racistes parce que beiges. Hollywood a intégré le politiquement correct depuis longtemps, surveillé par de nouveaux Khmers rouges progressistes.
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Au nom du bien communautariste, la liberté d’expression s’est atrophiée. La résultante paradoxale de ce nouveau totalitarisme intellectuel, bourgeois et urbain, s’appelle Donald Trump. La liberté d’expression cadenassée, non plus par la loi mais par nous-mêmes, produit des monstres. Je crains que nous suivions exactement la même trajectoire.