1. Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus.
Pour ceux qui, comme moi, n’aiment que les livres qui ne forment pas un tout, qui sont chaotiques, qui sont impuissants, Richard Brautigan devrait être leur homme. La Pêche à la truite en Amérique paraît en 1967 : 2 millions d’exemplaires vendus, certains de ses lecteurs lui envoyaient des truites et Brautigan faisait même imprimer son numéro de téléphone au dos des jaquettes au cas où des jeunes filles voulaient le joindre et partager son goût pour les soap-opéras… C’est un texte éclaté qui parle de tout, sauf de la pêche à la truite… Pendant quinze ans, il répétera : « But it is not about trout fishing ! » Puis, il se tirera une balle dans la tête avec son Smith & Wesson, calibre 44.« Nom de Dieu, les conneries qu’on va écrire sur moi après ma mort ! », disait-il. Finalement, on n’a pas écrit tellement de conneries sur lui. On a préféré oublier ce Baudelaire yankee, surtout aux États-Unis. Un oubli que je ne m’explique pas, tant Richard Brautigan était à lui seul, à côté de ses potes de la Beat Generation qu’il retrouvait au Enrico’s Bar de San Francisco, une légende. Il donnait l’impression de se foutre de tout et pourtant, il était « capable de faire tenir une tragédie grecque dans un dé à coudre », disait Philippe Djian. Il passait pour l’écrivain le plus gauche et le plus bizarre, le plus « weird » en un mot, des États-Unis. Un sacré titre de gloire pour l’auteur de Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus.[access capability= »lire_inedits »]
« Nous tenons, écrivait-il, chacun notre rôle dans l’histoire. Le mien, ce sont les nuages. » Il disait aussi : « Toutes les filles devraient avoir un poème écrit rien que pour elles. » Pour l’une d’elles, qui n’avait que 14 ans, il paiera le prix fort : la prison, l’hôpital psychiatrique.
Douze séries d’électrochocs. Il s’écrivait alors de longues lettres à lui-même pour s’assurer qu’il n’était pas encore un nuage. Il n’avait pas 20 ans. Mais il savait déjà qu’il ferait de sa vie la matière première de son art. Noël, m’a-t-il raconté, était un vrai problème pour lui : il le passait dans des théâtres pornos. Voilà qui me l’a rendu proche. Il n’avait aucun sens musical, mais achetait des disques uniquement pour les filles sur les couvertures. Voilà qui me l’a rendu encore plus proche. Il attendait des femmes un amour inconditionnel et des pardons successifs. Il haïssait les féministes. Comment aurais-je pu ne pas aimer Richard Brautigan ?
2. Le record du monde des refus.
S’il y a une bibliothèque insolite, c’est bien celle que décrit Richard Brautigan dans L’Avortement. Située près de Sacramento Street, à San Francisco, ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre, elle accueille les manuscrits refusés. Les auteurs viennent eux-mêmes les déposer. Personne ne les emprunte jamais. Personne ne vient les lire sur place. Mais tous sont enregistrés et archivés scrupuleusement, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois. Un certain Charles Green est passé une fois pour remettre un livre : Bel amour, toujours. Il approchait la soixantaine et a confié à Richard qu’il était à la recherche d’un éditeur depuis qu’il avait mis le point final à son manuscrit. Il avait alors 17 ans. « Ce livre, a-t-il dit, détient le record absolu des refus. Il m’a été retourné 459 fois, et maintenant j’ai perdu tout espoir. »
Richard Brautigan se souvient aussi de cette fillette – elle avait à peine 8 ans et portait une jolie robe blanche – qui avait simplement murmuré avant de s’éclipser : « C’est un livre sur les coquelicots. » Il avait noté son nom dans le registre, Barbara Jones, et le titre : Coquelicot joli. Ou encore ce type insignifiant, Samuel Humber, qui avait écrit : D’abord le petit déjeuner et qui lui avait longuement expliqué combien il est essentiel de prendre son petit déjeuner, surtout quand on voyage, et que c’est une chose que trop de guides touristiques oublient. C’est pour rappeler à quel point le petit déjeuner est vital qu’il avait sacrifié cinq années de son existence à écrire ce livre. Il ne comprenait pas pourquoi aucun éditeur ne s’y était intéressé.
Mais ce que Richard n’avait jamais oublié, c’était cette nuit d’hiver où, alors qu’il mettait du sucre dans son café, il avait entendu tinter la cloche. Il avait allumé les lumières dans la bibliothèque et avait sursauté en voyant une jeune fille d’une incroyable beauté, avec des cheveux noirs qui lui tombaient sur les épaules comme des éclats de chauve-souris, et qui attendait qu’il la laisse entrer. Elle tenait un paquet sous le bras. Il lui demanda ce qu’elle lui apportait de beau. « J’espère que je ne vous dérange pas. Il est tard. » Après l’avoir rassurée, Richard lui demanda quel était le sujet de son livre. « Le sujet, le voici… » Et, brusquement, elle se dévêtit. « C’est mon corps. Je le déteste. Il est trop grand pour moi. C’est le corps de quelqu’un d’autre. Ce n’est pas le mien. » Puis, elle se mit à pleurer. La scène était grotesque, mais Richard restait fasciné par la sensualité de ce corps incroyablement excitant, tout en observant son visage de Botticelli qui lui donnait envie de voyager dans l’éther.
C’est en lisant ce passage du récit de Richard Brautigan dans le Shinkansen qui la conduisait à Tokyo qu’une jeune Japonaise, Akiko Yoshimura, mariée depuis quelques jours, prit la décision la plus surprenante de son existence : partager sa vie avec Richard Brautigan. Il était déjà oublié aux États-Unis, mais encore une star au Japon. Akiko savait par la presse qu’il logeait au Keio Palace. Elle s’y rendit aussitôt.
Richard regardait un film policier dans sa suite quand le téléphone sonna. La réception lui passa une jeune fille qui, défiant toutes les conventions, voulait le voir. Intrigué, il la reçut. Elle était nerveuse. Pour elle, la vie et la mort étaient identiques.
Elle percevait qu’il en était de même pour lui. Elle était déjà amoureuse de Brautigan après l’avoir lu. Elle le devint plus encore dans cette suite du Keio Palace. Elle demeura un mystère pour lui. En la contemplant, il se demandait de quelle bibliothèque elle s’était échappée, de quel manuscrit elle était le rêve. Le sien sans doute. Les rêves des écrivains ont ceci de particulier qu’ils finissent toujours par prendre forme. Richard avait rêvé d’être un humoriste américain à Tokyo amoureux fou d’une geisha. Il l’était enfin.
3. Vingt ans de ratage.
C’est alors que je l’ai croisé avec Akiko au Keio Palace. Je l’ai revu au bar de l’hôtel devant une bouteille de whisky, toujours vêtu de la même veste sombre ornée de badges fantaisistes et de son chapeau gris élimé, avec sa moustache jaune qui lui donnait un air anachronique. Déjà passablement éméché, il me parla de Fred Pinkus qui avait déposé dans sa bibliothèque un manuscrit intitulé Encre d’imprimerie. C’était un ancien journaliste, me confia-t-il, et son livre, écrit à la main sur des feuilles tachées par le whisky, était quasiment illisible. « Et voilà vingt ans de ma vie… », avait-il ajouté en quittant la bibliothèque d’un pas chancelant.
Richard considérait ce Fred Pinkus comme son double. Vingt ans de ratage. Et maintenant un miracle s’était produit à Tokyo. Ce miracle, c’était Akiko.
Il s’accrochait à moi et voulait savoir si c’était bien réel. Je lui ai dit : « Bien sûr ! » Mais je songeais en le voyant tituber : « Plus dure sera la chute. » Il le pressentait sans doute, lui qui avait écrit cette phrase qui m’avait bouleversé : « Quand une Japonaise vous quitte, c’est la vie qui s’en va. » J’étais payé pour le savoir. Tous les deux, nous partagions la même passion pour les Japonaises. Tous les deux, nous écrivions pour raconter ce que c’est que d’être dans notre peau. Tous les deux, nous retrouvions les yeux de notre enfance dans les néons de Tokyo. Mais Richard passait plus de temps au bar du Keio et moi au bord de la piscine. Je ne suis plus jamais retourné au Keio, mais je relis souvent ses Poèmes japonais. Surtout celui-ci :
« L’amour est plus cruel
Que le couteau
D’un homme
Qui tranche
La gorge
De quatre enfants. »[/access]
*Photo: Wikipedia commons
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