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Ricardo Bofill, nos années béton

Dans la France des années 1980, cet ambitieux, immodeste et fringant condottiere a marqué la ville de son empreinte indélébile


Ricardo Bofill, nos années béton
Les Échelles de la Ville (quartier Antigone, Montpellier), œuvre de Ricardo Bofill : détail de l’escalier urbain en béton architectonique teinté dans la masse. © Serena Vergano

Adulé et détesté, l’architecte catalan a marqué de son empreinte les années 1980. De la banlieue parisienne à Montpellier en passant par le Maroc, l’Inde et la Russie, ses villes nouvelles sont reconnaissables au premier coup d’œil. Son style : un néoclassicisme en béton armé, monumental et symétrique.


Faut-il démolir Bofill ? Le béton fut son rêve de pierre, la symétrie, sa marotte, le classicisme glacé, son utopie, la grandiloquence, son cachet, et la démesure son orgueil. Dans la France des années 1980, cet ambitieux, immodeste et fringant condottiere a marqué la ville de son empreinte indélébile. Car Ricardo Bofill, c’est d’abord une « signature » qui se reconnaît au premier coup d’œil. L’art de bâtir y a-t-il gagné ? Voyez le quartier « Antigone », à Montpellier : flétri, déjà. Et déjà tellement daté.

Années françaises

L’architecte catalan s’est éteint il y a un an. Ses « années françaises » sont célébrées dans un ouvrage orchestré par Dominique Serrell, l’ancienne directrice de la branche parisienne de son agence de Barcelone, Ricardo Bofill Taller de Arquitectura. Cette somme richement illustrée s’accompagne de nombreux témoignages posthumes ou contemporains – de Paul Chemetov à Roland Castro, de feu Jacques Chirac à l’immarcescible Jack Lang, de la journaliste Michèle Champenois à l’ancien ministre de la Culture Jean-Jacques Aillagon. Le livre ne fait cependant pas l’impasse sur les prémices ibériques de l’architecte : « Barrio Gaudí », dans la ville de Reus ; « Muralla Roja », près d’Alicante ; « Castillo de Kafka », à Sitges ; sans compter les 430 appartements de « Walden 7 », non loin de Barcelone : leurs chromatismes audacieux, leurs agencements enchevêtrés, leurs allures de casbah imprenable en font sans aucun doute son œuvre la plus intéressante.

Le complexe d’appartements « La Muralla Roja », à Manzanera, Espagne. ©Ricardo Bofill, Taller de Arquitectura
Barrio Gaudí. Détail des escaliers. ©Serena Vergano

Bofill arrive à Paris dans les années 1970. Il porte beau la trentaine et les costards cintrés, est épris de Loulou de la Falaise, la muse d’Yves Saint-Laurent, et prend ses aises boulevard Saint-Germain, entre la place Furstemberg, le Flore et la brasserie Lipp. Mais son entrée en scène se solde par un double échec. La « Petite Cathédrale », projet de logements sociaux pour Cergy-Pontoise, est bloquée par Michel Poniatowski, alors député du Val-d’Oise. Quant à son « Jardin des Halles », inspiré de l’ordonnancement du Palais-Royal, il fait les frais de la rivalité entre Giscard et Chirac. D’intemporelles aquarelles et maquettes témoignent de cette utopie urbaine : des théâtres de verdure bordés d’immeubles aux façades néoclassiques rythmées par des colonnes et des pilastres. Les travaux sont déjà entamés lorsque Giscard inaugure, en janvier 1977, le Centre Pompidou signé Piano & Rogers : une tout autre esthétique ! Le nouveau maire de Paris se lance alors dans une surenchère architecturale. En octobre 1978, Chirac fait irruption dans le baraquement de chantier de Bofill et claironne : « À partir de maintenant, l’architecte des Halles, c’est moi. » Convoqué, Ricardo s’entend dire : « Je veux un Paris qui sente la frite ! » Au même moment, l’architecte est appelé à Alger parle président Boumédiène pour un programme de villes nouvelles et de « villages populaires » agricoles. Il n’hésite pas une seconde. Ce qui a été construit aux Halles est démoli. On connaît la suite. Le « trou » est coiffé des « pavillons Willerval » de triste mémoire, eux-mêmes désormais remplacés par la pisseuse résille comiquement appelée « Canopée », béant sur le plus piteux jardin public de Paris.

 La Place Majeure, Cergy-Pontoise. Axe vers le fleuve, parcours d’art contemporain. © RBTA/Gregori Civera

En guise de lot de consolation, la Ville commande à Bofill l’érection de 200 logements place de Catalogne, à Montparnasse – emplacement « jugé unanimement ingrat », dixit Dominique Serrell[1]. Et un protocole de confidentialité lui impose, en plus, de taire sa défaite des Halles. De fait, dans la rétrospective organisée en 1982 par Jean-Jacques Aillagon, à Beaubourg, pas un dessin n’illustre l’aventure avortée. Interrogé en 2022, Jack Lang – qui s’y connaît en grands projets – commente : « Les projets réalisés à la fois sous Chirac et Delanoë sont un exemple de vulgarité et de la nullité de certains hommes politiques qui ont permis la réalisation d’une telle laideur et un gaspillage énorme d’argent public. Je regrette que le projet dans le 14ᵉ arrondissement, en échange des Halles, soit inadapté à son architecture. »

Le « Jardin des Halles » : créer une promenade du Palais-Royal à Beaubourg. 1974. Perspective en couleur de la colonnade elliptique vers la Bourse de commerce. Aquarelle sur papier. © Ricardo Bofill, Taller de Arquitectura

La renommée planétaire

Les « espaces Abraxas », à Noisy le Grand. ©Deidi von Schaewen

Sa revanche, Bofill la prend hors de la capitale. D’abord avec les « Espaces d’Abraxas », à Marne-la-Vallée : 600 logements sociaux à dix kilomètres de Paris. En 1985, Terry Gillian tourne Brazil dans cette forteresse affublée d’aimables sobriquets : « Alcatraz », « Gotham City »… Le « Palacio », 19 étages, une muraille de béton teinté dans la masse, un « théâtre » en demi-cercle et un « arc de triomphe » parachèvent l’effet monumental de cet ensemble où la symétrie règne sans partage. Dans les années 1980, une cité-jardin vient clôturer l’« axe majeur » de Cergy-Pontoise, en perspective sur la vallée. Mais c’est avec « Antigone », à Montpellier, commande du maire socialiste Georges Frêche, que Bofill s’impose comme le pontife d’un post-modernisme hyperbolique. Autour d’une « place du Nombre d’Or », il implante, sur 25 hectares, une ville nouvelle en marge de l’antique cité ; un hôtel de région mégalo, tout de verre et de béton, y trône en majesté. « Antigone est devenue ma vitrine à l’international », déclare-t-il : de New York à Shanghai, de Moscou à Tokyo en passant par l’Inde, le Maroc, l’Irak et l’Arabie saoudite, son style séduit sur tous les continents. Signature du Taller de Arquitectura à l’heure de la préfabrication industrielle, son langage visuel historicisant, enté sur une grammaire néoclassique simplifiée à l’extrême, assure sa promotion planétaire. Convertie au verre et au métal, l’agence Bofill gratifie encore Paris du marché Saint-Honoré, de quelques sièges sociaux (Cartier, Jean-Claude Decaux) et de l’hôtel Peninsula, un cinq étoiles du 16ᵉ arrondissement. Des miettes.

Et si Bofill avait remporté le concours de l’Arche de la Défense ? Et celui de la BNF-François Mitterrand ? Les modénatures de l’architecture classique tracées à gros coup de crayon sont très belles… sur le papier. Mais transposées en dur ? Le pire étant l’ennemi du mal, il n’est pas sûr que, contre Spreckelsen et Dominique Perrault, Paris aurait gagné au change.

À lire

Dominique Serrell, Bofill : les années françaises, Norma Éditions, 2023.

DESSINER AU FEUTRE

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Couverture de « Bofill, les années françaises ». © D.R

[1] Cette place s’apprête à devenir la première des « forêts urbaines » voulues par Anne Hidalgo pour « embellir » notre capitale.

Février 2024 – Causeur #120

Article extrait du Magazine Causeur




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