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«Reynaldo Hahn est le seul amant de Proust dont on soit tout à fait sûr»

Suite de notre entretien avec Patrick Mimouni sur la vie sexuelle et spirituelle de Marcel Proust


«Reynaldo Hahn est le seul amant de Proust dont on soit tout à fait sûr»
A gauche, Reynaldo Hahn. A droite, Céleste Albaret. D.R.

Entretien avec le cinéaste et écrivain Patrick Mimouni (2/2), auteur de Proust amoureux: Vie sexuelle, vie sentimentale, vie spirituelle (Grasset)


>> Relire la première partie <<

Causeur. À une époque où l’homosexualité est réprimée, Marcel Proust n’aurait-il pas mieux fait de se marier ? En a-t-il eu l’occasion ?

Patrick Mimouni. Oui, bien sûr. À l’époque, le célibat était très mal vu. La plupart des homosexuels se mariaient, d’autant que c’était les familles qui arrangeaient les mariages. Le docteur Proust a tâché d’organiser le mariage de Marcel avec Lucie Faure, la fille du président de la République, Félix Faure. Elle l’adorait elle aussi, mais dans l’état où il était, il ne pouvait que la rendre malheureuse. Le projet de mariage a évidemment échoué.

Ensuite, Mme Proust l’a poussé à épouser Mary Nordlinger, une cousine de Reynaldo, également très amoureuse de Marcel, et qui sans doute l’aurait épousé sans qu’il soit question de relations sexuelles. Mais, là encore, le temps a passé sans que Marcel ne se décide à la demander en mariage. Elle s’est lassée et a quitté Paris. 

Quand il part à la recherche de sexe, Marcel Proust n’hésite pas à sortir de son milieu. Il ne drague pas que parmi les bourgeois ou les lettrés. Il va dans des lieux chics certes, au Ritz ou au Café Weber, mais il aime y parler avec les garçons du personnel, et n’hésite pas ensuite à aller au bordel. Combien d’amants lui connaît-on ? 

Reynaldo est le seul amant de Proust dont on est tout à fait sûr qu’il a été son amant. C’était quasiment son mari. Mais il a eu beaucoup d’autres amants. 

Proust faisait tout son possible pour compromettre Léon Daudet en l’associant à son nom, afin d’empêcher L’Action française de mener une campagne de presse contre lui

Qui est le grand amour de la vie de Marcel Proust, selon vous ? Est-ce Jacques Bizet, l’ami d’enfance dont on finit par lui interdire les visites, et qui se suicide quelques jours avant la mort de Proust ? Est-ce Reynaldo Hahn ? Est-ce, comme tout le monde semble le penser désormais, le chauffeur et secrétaire Alfred Agostinelli, modèle d’Albertine, mort à 25 ans ?

Le plus grand amour, selon Proust, c’est l’amour dont il a le plus souffert, jusqu’à vouloir mourir, jusqu’à vouloir se suicider. C’est ce qui lui est arrivé avec Jacques Bizet. Et c’est ce qui lui est arrivé avec Alfred Agostinelli. Proust le dit lui-même : “J’ai su ce que c’était, chaque fois que je prenais un taxi, d’espérer de tout mon cœur que l’autobus qui venait allait m’écraser.” Alfred venait de se tuer dans un accident d’avion. Proust a probablement alors tenté de se suicider en prenant une énorme dose d’opium et de véronal qui l’a totalement assommé durant près de 48 heures, si l’on en croit le témoignage de Céleste Albaret, sa femme de chambre.

N’est-ce pas finalement elle qui a vraisemblablement le mieux connu, aidé et aimé l’écrivain ?

Non, celle qui l’a le mieux connu, aidé et aimé, c’est sa mère. Ensuite, après la mort de Mme Proust, il y a eu Mme Straus, Geneviève Straus (l’un des modèles de la duchesse de Guermantes) qui lui a servi de mère adoptive. Et puis, d’une certaine manière, il y a eu Céleste, à partir de 1914. Elle avait 23 ans alors. Elle était très amoureuse de lui, elle en était folle, à tel point qu’au début de la guerre, elle lui proposa de se travestir en homme pour le satisfaire.

Elle se retrouvait seule avec lui. Tout le reste du personnel avait quitté la maison à cause de guerre. Hélas, pour elle, il lui fit comprendre qu’il ne pourrait jamais répondre à ses avances. Si elle se faisait des illusions, elle ne les conserva pas longtemps.

Seulement, elle avait tout à fait l’âme d’une religieuse. Elle adorait son maître. Elle n’hésitait pas à faire la liaison avec le bordel que Proust fréquentait. Une autre, à sa place, aurait refusé avec horreur d’entretenir des relations avec un maquereau, ou y aurait consenti en se couvrant de honte, alors qu’elle, au contraire, se chargeait volontiers de cette tâche, quitte à prendre des risques, car au bordel où elle se rendait régulièrement au service de son maître, elle aurait très bien pu être embarquée par la brigade des mœurs, lors d’une descente, et se retrouver fichée comme maquerelle ou sous-maquerelle à la préfecture de police. 

Elle s’appelait en réalité Célestine, un nom destiné à une entremetteuse. Proust la baptisa Céleste, sans pouvoir pour autant s’empêcher d’en faire sa propre Célestine. Même si elle ne couchait pas avec lui, elle ne le satisfaisait pas moins sexuellement, par procuration, en organisant ses plaisirs. 

Pouvez-vous raconter pourquoi Céleste qualifie Alfred Agostinelli de “pou volant” ? 

Alfred voulait devenir aviateur. Mais, alors, au début des années 1910, les aviateurs se tuaient les uns après les autres dans des accidents terribles, si bien qu’on les surnommait couramment les “fous volants”. Arrivée comme domestique chez Proust en 1913, Céleste s’est confrontée à Alfred. Elle le  haïssait, elle le jalousait de la manière la plus féroce. Et, comme il était très gros, elle l’a surnommé le pou volant, par allusion aux fous volants ; seulement lui, Alfred, était moche comme un pou à ses yeux. 

Proust entrevoit-il le caractère presque innumérable des paradoxes de sa personnalité et surtout de son œuvre de son vivant ? 

Le paradoxe fondamental, pour Proust, c’est l’opposition entre la culture gréco-romaine fondée sur la raison, et la culture judéo-chrétienne fondée sur la foi. C’est ce qu’il appelle les deux côtés : Guermantes, le côté gréco-romain, et Swann, le côté judéo-chrétien. Une opposition qui se retrouve en chacun de nous. C’est notre paradoxe. Et, précisément, c’est ce qui rend Proust si universel. 

A lire aussi: Train ou voiture? Valery Larbaud et Marcel Proust répondent

Quand Du côté de chez Swann est publié, le roman est incompris par la critique et fait un four. C’est aujourd’hui un monument de la littérature française. N’est-ce pas là un autre paradoxe ? 

“Mon livre n’a aucun succès” – ni succès auprès de la critique, ni succès auprès du public – constatait Proust à la fin du mois de novembre 1913.

Or quelques jours plus tard, le 4 décembre, le Times de Londres publia un article très élogieux sur Du côté de chez Swann. Il s’agissait du premier roman d’un auteur totalement inconnu. Et, pourtant, le Times lui accordait une place remarquable !

Malheureusement, en France, les choses ne s’amélioraient pas. Paul Souday (le critique le plus influent alors) publiait un article plein de mépris sur Proust. Le pire, ce fut la réaction de la N.R.F – La Nouvelle Revue Française, la revue littéraire la plus prestigieuse alors en France  – où Henri Ghéon déclarait que Du côté de chez Swann était si mal construit que Proust avait réussi, avec ce livre, à produire “le contraire d’une œuvre d’art”.

Et cependant, le 10 décembre, la Ressegna contemporanea – une grande revue littéraire romaine, l’équivalent de la N.R.F. en Italie – fit paraître un article tout à fait opposé au jugement de la critique française.

Proust trouvait une audience auprès de toutes sortes de lecteurs francophones à l’étranger. Un événement sans précédent dans l’histoire de la littérature française : jamais aucun romancier français n’avait été célébré hors des frontières de la France avant de l’être sur son propre territoire.

Le paradoxe, en effet, c’est qu’il commençait à devenir l’auteur qui représentait le mieux la France à l’étranger, tandis qu’en France il passait pour une espèce d’étranger, le plus souvent méprisé, voire détesté. Même Jacques Rivière (son futur éditeur et déjà son admirateur alors) ne constatait pas moins que le roman proustien illustrait le “renoncement aux vertus classiques de composition dont nous autres Français sommes en général si fiers”. 

Lorsqu’il reçoit le prix Goncourt en 1919 pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs – ce qui fait scandale – c’est l’Action française qui prend sa défense, cette publication hostile aux juifs ou à des mœurs jugées décadentes n’avait pas encore vu que les personnages sont en réalité quasiment tous des juifs, des pédérastes ou des lesbiennes… La construction narrative de la Recherche ou de la phrase proustienne sont si alambiquées que des critiques comparent d’abord la prose de Proust à de l’allemand ou disent que ce roman “n’est pas de chez nous” lors de sa publication. Proust, lui, pense faire une magnifique broderie, écrire une œuvre cathédrale où beaucoup ne voient qu’un lierre qui pousse anarchiquement. Ensuite, Proust est internationalement reconnu comme la quintessence de la littérature française… et pourrait rétrospectivement s’en amuser. De nouveau, pensez-vous qu’il est conscient de tout ça de son vivant ? 

Léon Daudet, le patron de L’Action française, ne le soutenait que parce que Proust était l’ancien amant de Lucien, son frère cadet. Proust faisait partie de la famille, en quelque sorte.

Dire qu’on le célébrait dans L’Action française et qu’on l’attaquait dans Le Figaro, le journal où il avait livré quantité d’articles ! Pourquoi son ami, Robert de Flers, qui dirigeait les pages littéraires du Figaro, ne lui apportait-il pas son soutien ? “Je t’envoie une Action française d’il y a quelques semaines, afin de te montrer qu’un adversaire politique qu’on voit tous les vingt ans, prend plus à cœur de me venger, et en pleine période électorale, d’attaques idiotes, qu’un ami tendrement aimé comme toi. Cet article de Léon Daudet est à la place où il y a généralement : « Mort aux Juifs »”, lui signalait Proust.  

Il ne se faisait pas d’illusion. Il savait très bien que Léon était une brute.

« La vérité sur Proust ne peut se dire sans scandale », remarquait Cocteau. « Il obligeait, par exemple, L’Action française à le suivre, à lire des horreurs. » Mais pourquoi L’Action française se laissait-elle faire ? Pourquoi ne comprenait-elle pas ce dont il est réellement question dans son roman ?

« Toutes les allusions m. g. sont prodigieuses », confiait Lucien Daudet à Proust en découvrant Le Côté de Guermantes – m. g. c’est-à-dire m[auvais] g[enre], autrement dit homosexuel en langue codée.

Lucien n’en revenait pas. Il avait déjà lu le texte deux fois et il y avait découvert les éléments d’une intrigue dont son frère ne se faisait pas la moindre idée. « Et puis je sais – quoi qu’ayant lu mot à mot – qu’en lisant encore une troisième fois je découvrirai mille choses que je ne soupçonne pas. » 

Léon serait tombé des nues si Lucien lui avait appris en quoi consistait la véritable nature du Côté de Guermantes. Là où l’aîné admirait une espèce d’apologie de la noblesse française, le cadet explorait le labyrinthe du circuit gay enfoncé dans les profondeurs du faubourg Saint-Germain.

Proust faisait tout son possible pour compromettre Léon Daudet en l’associant à son nom, afin d’empêcher L’Action française de mener une campagne de presse contre lui au moment où sortirait Sodome et Gomorrhe, le quatrième tome de son roman, où l’homosexualité de ses personnages se révéle clairement. Et si L’Action française le laissait tranquille dans cette affaire, il pariait que la censure officielle ferait de même. Pari gagné.

Proust apprenait, alors, que s’était créé à Londres un club à son nom. “Le club Marcel Proust” : un reading group où l’on donnait des conférences sur son œuvre et où l’on en débattait. Ce genre de groupes, voués à la lecture de la Recherche, allaient bientôt se multiplier dans le monde, jusqu’en Chine et au Japon.

Les Français commençaient à se rendre compte que Proust se classait au même niveau que Balzac, Stendhal ou Flaubert. Proust comprenait fort bien que sa gloire, dans son propre pays, dépendait de la manière dont son roman était apprécié à l’étranger.  Et sur ce plan, depuis maintenant plus d’un siècle, rien n’a changé, sans doute parce que la littérature elle-même nous apparaît comme quelque chose d’étranger en soi, comme si elle s’était réellement formée dans un autre monde, précisément le monde meilleur auquel croyait Proust.

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Rédacteur en chef du site Causeur.fr

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