L’œuvre de Milan Kundera est infiniment plus vivante et vigoureuse que le gâtisme médiatique qui l’a dérisoirement décrétée « d’actualité » pour deux mois. L’actualité de Kundera, comme celle de tout romancier majeur, se vérifie perpétuellement. Elle se manifeste dans les profondeurs de l’âme humaine, à chaque seconde. Chacun sait que ce lieu – que l’épuisant bredouillis médiatique tente en vain de recouvrir et de refermer – est le plus réel et le plus obscur. C’est également en ce lieu que se déploie d’abord l’événement insaisissable et majeur portant le nom de code de « révolutions arabes ».
Toute l’œuvre de Kundera est traversée par la critique du sentimentalisme. Celle-ci culmine dans trois chefs-d’œuvre : dans La vie est ailleurs, exploration cruelle de « l’attitude lyrique » de Jaromil, jeune poète narcissiquement enivré par la révolution ; dans L’Insoutenable légèreté de l’être et ses inoubliables méditations sur le kitsch ; dans l’œuvre de Kundera que j’aime entre toutes enfin, L’Immortalité, voyage dans les profondeurs du mystère de « homo sentimentalis ».
Milan Kundera adresse trois critiques au sentimentalisme. Il critique tout d’abord le fait de considérer les sentiments en tant que tels comme une valeur suprême, de poursuivre indistinctement l’intensité des sentiments comme une fin et un bien en soi. Ses romans déploient de multiples situations où le déchaînement des sentiments et le bien se refusent malignement à coïncider. Sa deuxième critique concerne l’exhibitionnisme de l’âme, l’hystérie sentimentale se donnant en spectacle. Elle ne constitue pas une critique des sentiments en tant que tels mais du narcissisme. Dans Les Testaments trahis, Kundera médite la notation de Kafka : « Sécheresse de cœur dissimulée derrière un style débordant de sentiments. » Sa troisième critique vise enfin à réfuter la confusion entre vérité et exaltation subjective, l’erreur qui consiste à prendre le sentiment pour un gage infaillible de vérité. L’intensité avec laquelle nous sommes attachés à une hypothèse ne prouve en rien, hélas, la vérité de cette hypothèse.
J’éprouve beaucoup de reconnaissance envers Kundera pour ces trois critiques – que j’intègre pour ma part dans un horizon chrétien. Ni les sentiments ni la raison ne constituent un mal en eux-mêmes. Le lieu de l’éthique, c’est le corps dans sa profondeur de temps et d’expérience, soutenant ses actes et ses paroles dans le présent ; c’est le corps non comme extase dans le présent (dénoncée à juste titre dans Les testaments trahis) mais comme extase de l’expérience, communication extatique et vivifiante entre passé et présent. Le lieu de l’éthique, c’est le corps comme unité miraculeusement donnée, à même l’évidence de la chair, unité salvatrice, libératrice, du cœur, de la tête et du sexe. Le mal et le mensonge ne sont pas le cœur, mais le cœur séparé du corps. Cœur tranché, tête tranchée, sexe tranché : la folie est sûre. La critique du sentimentalisme chez Kundera ne procède pas de la tête – encore moins de l’archi-tête de mort nommée idéologie – mais du corps. D’un corps animé par une joie résolue de l’incarnation et une délicatesse de sentiments extrême.
L’anti-lyrisme autonomisé, séparé du corps, peut cependant devenir lui aussi une dogmatique simplificatrice, source non de vérités mais d’erreurs. Ce danger est parfois présent, de manière diffuse, dans Causeur, où l’on se plaît à fouetter les illusions lyriques chaque matin. Ayant fait plus qu’à mon tour l’expérience de ces deux amputations, je le sais : la tête tranchée ne se fait absolument pas moins d’illusions que le cœur tranché.
La raison coupée du corps s’enivre peu à peu d’elle-même et s’abandonne aux mêmes prétentions hégémoniques, à la même toute-puissance illusoire que le cœur tranché. Elle contemple avec satisfaction la froideur implacable de ses observations, sa lucidité distanciée et supérieure. Au narcissisme du cœur répond le narcissisme des glaces. A la haine du cœur coupé envers la tête répond la haine de la tête envers le cœur. Ces deux haines nous éloignent de toute lucidité véritable.
L’anti-lyrisme ne doit pas devenir un dogme mis au service de certitudes idéologiques préétablies, une arme idéologique – ce qui est absolument étranger, du reste, à l’esprit de Kundera. Cela a parfois été le cas dans Causeur concernant les révolutions arabes, même si elles ont aussi donné lieu à des analyses profondes et charnelles. Ne tentons pas d’escamoter les révolutions arabes derrière un paravent anti-lyrique confortable et protecteur. Arrêtons l’anti-lyric pride !
J’ai lu avec beaucoup d’intérêt et d’espérance les textes de Mehdi Belhaj Kacem parus sur le site de La Règle du jeu et écrits par un corps situé en Tunisie. Mon corps se situe en France. Comme tout le monde, je ne sais rien, strictement rien, des révolutions arabes et de la révolution tunisienne. Je sais seulement qu’elles constituent un événement libérateur qui ouvre une brèche d’espérance pour tous les peuples, y compris le peuple français. Il me semble insensé de prétendre que les démocraties occidentales et les dictatures arabes relèvent d’une seule et même situation éthique, d’une commune et à peu près égale terreur policière, comme l’ont sournoisement suggéré dans Le Monde les inculpés de Tarnac – envers qui les persécutions indignes de l’Etat français n’ont certes toujours pas cessé. Ils ont raison cependant sur un autre point : l’état de dévitalisation extrême de nos vieilles démocraties et leur décomposition en oligarchies de plus en plus obscènes et désorientées. Le corps tranché de toutes parts jusqu’à l’irrespirable, c’est aussi – mais tout autrement que sous les dictatures et en l’absence d’Etat de droit – le vieux corps de nos sociétés démocratiques. Celui-ci a besoin d’une régénérescence qui ne peut venir que des peuples européens – à l’évidence plus dignes de confiance que Marine Le Pen ou Dominique Strauss-Kahn.
Je ne sais pas si les révolutions arabes sont lyriques. J’ai une forte espérance qu’elles ne soient pas l’œuvre du cœur tranché, ni de la tête tranchée, mais du corps, de sa mémoire et de sa justice. Et qu’elles rappellent à d’autres corps qu’il est possible – en dépit de l’avis formel de tous les spécialistes – d’être en vie.
L’événement, comme le répétait Derrida, cela peut toujours être la mort. En dépit de ce risque, il convient de l’accueillir. Avec joie et angoisse. Avec joie et terreur. Sans glisser dans l’extase du présent, en laissant dialoguer présent et passé dans notre chair. Gardons-nous de la joie mauvaise de prétendre ramener l’inconnu au déjà-connu. Renonçons au mensonge de la fausse familiarité tentant de toute force de conjurer et d’abolir l’événement. Les prophéties annonçant doctement que l’inconnu va vite rentrer au bercail du déjà-connu, qu’il ne peut que glisser gentiment dans les ornières du déjà-connu, sont stériles et impuissantes.
Sur la crête entre impuissance et toute-puissance, les peuples arabes nous le rappellent, quelque chose peut advenir.
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