Élisabeth Lévy : Les insurrections qui bouleversent actuellement le monde arabe sont-elles des révolutions ?
Patrice Gueniffey: Tout renversement brutal de régime relève du phénomène révolutionnaire. Mais il ne faut pas se laisser abuser pour autant. Tout changement de gouvernement, de régime ou de modèle social, de la France en 1789 à la Tchécoslovaquie en 1989 en passant par la Russie en 1917, la Chine en 1949 et bien d’autres cas encore, peut être analysé sous les espèces de la révolution. Ce vocable est si général et si vague, il s’applique à des épisodes si différents qu’il ne nous éclaire guère sur la nature des événements qui secouent aujourd’hui le monde arabe.
ÉL : En somme, votre objet d’étude est un concept vide…
Exactement comme la démocratie, qui peut être tout et son contraire, de la plus libérale à la plus despotique, et qu’on voit partout alors qu’elle n’est nulle part ![access capability= »lire_inedits »]
Gil Mihaely. Un autre terme est omniprésent dans le discours ambiant, celui de « résistance », sœur de la révolution…
PG : Je dirais même que la résistance a, en quelque sorte, battu la révolution et qu’elle a aujourd’hui une valeur morale supérieure. On peut faire la révolution pour de mauvaises raisons et avec de mauvais moyens, alors que la résistance est toujours du bon côté.
ÉL. Peut-être. Reste que le mot « révolution » suscite une véritable hystérie. Songez, par exemple, à Besancenot en Tunisie, affirmant, poing levé et mine réjouie, qu’il sait désormais que la révolution est possible ?
PG : À la veille de la Révolution française, Mallet du Pan, un journaliste conservateur suisse, remarquait que les mots proférés à tout-va ne correspondaient à aucun contenu empirique. Par exemple, tout le monde parlait de « moralité », alors qu’il n’y avait aucune moralité dans la société.
ÉL : Et le peuple, dans tout ça ? Pour que révolution il y ait, il faut qu’il en soit l’acteur, non ?
PG : Vous avez raison. Une révolution suppose une action collective.
ÉL. Toute révolution aboutit-elle nécessairement à un bouleversement ? Pour l’instant, et sans préjuger de ce qui va se passer, les soulèvements populaires en Égypte et en Tunisie n’ont pas vraiment donné naissance à de nouveaux régimes…
PG : C’est l’histoire du Guépard, de Lampedusa. Souvenez-vous de la célèbre réplique du Prince de Salina : « Il faut que tout change pour que rien ne change. » Une révolution qui n’a pas pu être évitée doit, au mieux, être accompagnée afin que le résultat ne soit pas trop différent de la situation antérieure. C’est peut-être ce qui se passe en Égypte et en Tunisie. Mais seul l’avenir nous le dira. Par nature, la révolution n’entre pas dans des catégories habituelles de pensée politique parce qu’elle est un moment instable de l’Histoire et que son aboutissement reste imprévisible.
Isabelle Marchandier. De même que son irruption !
PG : Oui, la révolution, comme on le dit communément, éclate. Un beau jour, on se retrouve dans une situation révolutionnaire qu’on ne pouvait pas prévoir deux jours ou une semaine avant. « La France s’ennuie », écrit Pierre Viansson-Ponté à la veille de Mai-68. Si je résume, la révolution est un phénomène collectif, imprévisible et aux suites incertaines.
ÉL. Nous voilà avancés…
IM. Peut-on au moins définir une révolution réussie comme celle qui, après sa phase violente de libération, parvient à fonder la liberté par l’établissement d’une Constitution ?
PG : Oui, et c’est la grande différence entre les révolutions française et américaine. Il nous a fallu quinze Constitutions : les Américains n’en ont eu qu’une. Ils ont créé une nouvelle forme de gouvernement en adaptant le modèle anglais pour restaurer les libertés bafouées, alors que les Français ont prétendu s’arracher au passé pour rentrer dans l’avenir. Du coup, la tabula rasa a pour nous valeur de précédent historique.
ÉL : Penchons-nous sur votre thèse. Vous soutenez que la Révolution est morte et ses mythes avec elle. Or, si on interroge les Français sur les moments fondateurs de notre pays, très peu citeront le baptême de Clovis, mais la plupart diront que la France moderne est née en 1789 avec les valeurs des droits de l’homme. Dans ces conditions, si la révolution n’est plus un horizon, ne croyez-vous pas qu’elle travaille toujours l’imaginaire collectif ?
PG : La Révolution s’est effacée comme forme du changement politique mais elle demeure une référence incantatoire, symbolisée par la Déclaration des droits de l’homme et le 14-Juillet. En réalité, ce n’est pas la Révolution que l’on vénère, mais les valeurs fondatrices de la démocratie qui ne sont ni spécifiquement françaises ni particulièrement révolutionnaires. Après tout, la plupart des pays européens ont adopté la démocratie sans passer par la case révolution. Seule la France est entrée dans la modernité en guillotinant son roi et en inventant la Terreur jacobine. Les révolutionnaires, en 1793, ne prétendaient pas seulement changer le gouvernement, mais aussi l’homme lui-même. Il fallait déraciner ce qui semblait immuable : la religion, les mœurs, les sentiments les plus distinctifs comme la politesse. De cette phase volontariste, il ne reste rien. Robespierre, qui incarnait tout ce qu’il y avait de plus radical dans la démocratie, c’est-à-dire le refus de toute supériorité et la haine de tout privilège, a déserté le paysage politique.
ÉL : En êtes-vous bien sûr ?
PG : Dites-moi qui se réclame de Robespierre ou de Marat aujourd’hui, alors que, jusque dans les années 1970, ils avaient beaucoup d’admirateurs, notamment à l’extrême gauche ?
ÉL : Peut-être, mais les médias nous annoncent tous les quatre matins que nous sommes en 1788 et que le peuple va pendre ou au moins congédier ceux qui l’exploitent…
PG : Il est vrai que le fantôme de Robespierre erre dans les discours de Besancenot ou de Mélenchon. Mais au-delà de leur rhétorique populiste, ils ne songent pas un instant à faire la révolution. Ils endossent le rôle, que le répertoire politique a laissé disponible, du révolutionnaire outragé par les inégalités. Je le répète, la phraséologie révolutionnaire ne fait pas un projet révolutionnaire.
ÉL : Permettez-moi d’insister. À en juger par les « mouvements sociaux », l’esprit sans-culotte souffle encore, sous la forme de la haine des riches. Il faut faire tomber les têtes de ceux qui ont plus que les autres !
PG : Certes, mais parce que, depuis toujours, comme l’a montré Raoul Girardet dans Les Passions françaises, le ressentiment est la passion fondamentale et récurrente qui caractérise l’esprit français et que, justement, la Révolution de 1789 n’y a rien changé. La France n’a jamais connu de consensus social, ni avant ni après 1789. La société conjugue depuis très longtemps la détestation des élites et l’amour de l’égalité − qui est à l’origine du ressentiment. Comme le remarquait judicieusement Tocqueville, plus les inégalités se réduisent, plus le ressentiment se renforce. Alors, au risque de vous décevoir, je dois vous annoncer que le sans-culotte n’est pas un personnage révolutionnaire mais un pur produit de notre histoire longue. La haine des riches est à l’œuvre au XIVe siècle dans la révolte des Parisiens conduite par Étienne Marcel, au XVIe siècle avec la Ligue, au XVIIe siècle avec la Fronde.
ÉL : Ce qui complique le tableau, c’est le hiatus entre les mots et les choses que vous avez évoqué. Peut-être que la révolution est morte mais en même temps, ceux qui n’applaudissent pas assez bruyamment à celles qui secouent le monde arabe sont désignés comme les nouveaux ennemis du peuple. Cette traque des suspects ne fait-elle pas partie de l’héritage révolutionnaire ?
PG : Je ne crois pas. Les gens qui exercent la police de la pensée et de l’expression ne sont pas des révolutionnaires mais des démocrates radicaux, acteurs du despotisme majoritaire qui ne supporte aucun dissentiment. Cette inquisition est la face sombre de la société démocratique qui a atteint son apogée. Tocqueville avait vu juste.
ÉL : En attendant, la guillotine sociale et médiatique − moins cruelle il est vrai que son ancêtre − fonctionne à plein régime…
PG : C’est exact, mais vous pouvez reposer la question dans tous les sens, ma réponse ne variera pas. Cette passion vengeresse n’a rien à voir avec l’héritage révolutionnaire et tout avec l’étouffoir majoritaire qu’est la démocratie.
Basile de Koch : Je dois dire que je suis perplexe. Vous n’êtes pas franchement un jacobin. Pourtant, vous semblez penser que la mort de la révolution, que vous nous annoncez, n’est pas une bonne nouvelle…
PG : Le problème, c’est qu’elle a entraîné la politique dans sa chute. Révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, la politique était fille de la Révolution et du XVIIIe siècle dans son ensemble. De Maistre, comme Sieyès, étaient des enfants de la Révolution. Nous avons vécu sur ce registre durant deux siècles. Dans les années 1950, elle représentait encore une espérance. Aujourd’hui, elle a cessé d’être un horizon.
GM : Pourriez-vous préciser votre pensée ? Si la révolution est morte, qui sont les assassins ? Quelle est l’arme du crime ? Et comment expliquez-vous que le cadavre bouge encore sur les rives de la Méditerranée ?
PG : La mort de la révolution n’est pas un phénomène universel, mais occidental et principalement européen. Avant que l’Europe ne détruise toutes les formes politiques inventées pendant le siècle des Lumières, la révolution était au cœur des représentations politiques. L’idée révolutionnaire, qui prétendait changer les choses par l’action de tous ou d’un seul homme, s’est effondrée avec le communisme.
GM : Il peut sembler paradoxal, en ce cas, que les Tunisiens et les Égyptiens se soient explicitement référés à 1789. Ce n’est pas un hasard s’ils ont choisi le français pour congédier leurs tyrans : « Dégage ! »
PG : Cela n’a rien de surprenant : à l’étranger, la Révolution française reste une référence, comme le sont, d’ailleurs, les batailles de l’Empire. C’est la France qui « oublie » de célébrer Austerlitz !
ÉL. Si la politique est morte avec la fin de l’idée révolutionnaire, cela signifie-t-il qu’il n’y a de politique que révolutionnaire ?
La révolution n’est qu’une forme de la politique poussée à son paroxysme. Faire la révolution, c’est croire qu’on peut tout changer. Faire de la politique, c’est croire qu’on peut un peu changer les choses. C’est une différence de degré.
ÉL : Ah bon ? Entre le romantisme révolutionnaire qui veut tout changer et le prosaïsme de la politique qui consiste à choisir la moins mauvaise des solutions, vous ne voyez qu’une différence d’intensité ?
PG : La Révolution française a inventé différentes variantes de la politique : la politique parlementaire née de l’Assemblée constituante, la politique terroriste avec la Terreur et la politique de la négociation avec le Directoire.
GM : Et nous aurions renoncé à toutes ces formes de sorte que l’action politique n’a plus la capacité de changer les choses ?
PG : Nous avons connu deux moments de déploiement considérable de la volonté politique : le début du Consulat et celui de la Ve République. Mais, dans les années 1990, on s’est dessaisi des instruments politiques que sont l’État et la Nation. Non seulement on ne croit plus à la révolution, mais on ne croit plus au changement.
GM : Quand Nicolas Sarkozy affirmait que « Tout est possible », ce n’étaient que des mots ?
PG : Son discours de campagne avait beau être volontariste comme tente, au demeurant, de l’être sa politique, Sarkozy s’inscrit dans un système où la majorité de ses décisions lui échappe.
ÉL : Cette impuissance politique trouve-t-elle son origine dans la construction européenne ?
PG : Oui, elle résulte de la création même de l’Europe qui a banni le conflit de son horizon, ce qui est compréhensible. Il faut rappeler qu’elle s’est construite avec l’ambition légitime d’échapper au cycle de destruction qui l’a minée durant des siècles. Guerre de Trente ans, lutte franco-anglaise, rivalité franco-allemande : les Européens n’ont cessé de s’entretuer. Il fallait que cela cesse. Le renoncement à la politique intérieure et le naufrage de la diplomatie européenne ont été le prix de la paix.
ÉL : Dans cette perspective, la mort de la politique était-elle, pour la France, le prix à payer pour en finir avec la guerre civile ?
PG : D’une certaine façon. La douceur des conditions de vie dans la société démocratique condamne à une vie collective sans grandeur et sans héroïsme. Mais cette tranquillité un peu déprimante a aussi permis d’éradiquer la violence politique.
ÉL : Elle a également mis fin au rêve de fabriquer un homme nouveau. Aussi, comme l’a souligné Basile, votre nostalgie de la révolution est-elle surprenante.
PG : C’est que pour moi, la Révolution ne désigne pas seulement la décennie 1780 mais le XVIIIe siècle dans son ensemble, qui a été un tournant majeur dans l’histoire occidentale en accouchant d’une nouvelle manière de représenter le monde et de faire de la politique. La fabrication de l’homme nouveau par le sang bleu versé en est l’expression la plus extrême. Mais Jules Ferry, par exemple, pense qu’on peut transformer l’homme en citoyen éclairé en utilisant des moyens plus efficaces et moins violents que la Terreur : c’est l’École contre la guillotine. Cette idée est également aux racines du colonialisme républicain, qui prétendait transformer le bon sauvage en homme civilisé.
ÉL : Faut-il renoncer à cet espoir de voir l’École former des citoyens ?
PG : Certainement pas ! L’École républicaine peut redevenir l’un des moteurs du lien civique. Je ne crois pas en l’irréversibilité des évolutions historiques.
GM : Finalement, en annonçant la sortie de l’Histoire et de la politique, vous donnez raison à Fukuyama ?
PG : Oui, Fukuyama est, comme Tocqueville, un visionnaire. Les foules en Pologne sont les mêmes que celles qui déambulent sur les Champs-Élysées. Je ne suis pas certain que les Tunisiens n’aspirent pas d’abord à posséder un Ipod. À Shanghai, la soif du bien-être dont parlait Tocqueville à propos des États-Unis est bien visible. L’individu post-communiste chinois ressemble beaucoup à l’individu démocratique occidental.
GM : Notre déchéance politique s’explique donc par la défaillance, voire la disparition, des élites, conjuguée à l’uniformisation culturelle ?
PG : De fait, si la politique démocratique fonctionnait si bien au XIXe siècle et au début du XXe, c’est parce que les sociétés n’étaient pas entièrement démocratiques.
GM : L’ultime legs de l’Ancien Régime aura donc été une élite qui, pendant cent vingt ans, a été capable de fonctionner en démocratie. Aujourd’hui, nous avons liquidé la rente et nous voilà en faillite !
PG : Votre vision est un peu radicale mais juste.
BdK : Vous expliquez que la Révolution française, mère de toutes les révolutions, devient un sujet historique et une référence universelle avec la révolution bolchévique et qu’il faut attendre François Furet pour qu’elle soit délivrée de la lecture marxiste. Autrement dit, si, comme vous le déplorez, les études révolutionnaires vont mal, elles ne se sont jamais bien portées !
PG : Le problème, c’est que la Révolution n’a jamais été un objet historique comme les autres, car elle a toujours été investie par des enjeux politiques. Aujourd’hui, ce n’est même plus le cas. En tombant de son piédestal, elle a carrément disparu dans les oubliettes de l’Histoire. Cependant, elle reste une période passionnante, notamment parce qu’elle est toujours un laboratoire d’idées impressionnant.
ÉL : Le livre de Furet, Penser la Révolution française, a tout de même été l’occasion d’un intense débat, peut-être le dernier que cette période ait suscité. Et pour le coup, en récusant la lecture mythologique et marxiste, il a provoqué un retournement conceptuel proprement révolutionnaire.
PG : Certes, Furet a gagné, mais c’était une victoire à la Pyrrhus. Au moment où Furet ressuscitait la Révolution telle que l’on la concevait au XIXe siècle, c’est-à-dire comme un questionnement incroyable sur la démocratie et l’individualisme, les passions politiques qui motivaient les historiens et les philosophes du XIXe siècle se sont éteintes. La misérable atonie du Bicentenaire, avec ses festivités mises en scène par Jean-Paul Goude, en a été la preuve.
GM : Pour la petite histoire, le directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française à la Sorbonne a fait toute sa carrière sur les Vendéens !
PG : En fait, Jean-Clément Martin a pris sa retraite. Pierre Serna, qui a pris la relève, travaille sur « l’extrême centre ». Ne me demandez pas quel est ce concept politique non identifié, je n’en sais rien ! Cela dit, il dirige l’Institut avec plus de tolérance que son prédécesseur. Il m’a même invité, l’année prochaine, à participer à un colloque en me garantissant que ma liberté serait totale.
ÉL : C’est la grande réconciliation alors !
PG : Oui, alors que pendant dix ans, après la parution de La Politique de la Terreur, j’ai été interdit de séjour même à la bibliothèque !
BdK : Ainsi avez-vous eu un vague aperçu de cette période !
ÉL : La Révolution n’est pas la seule victime de l’historicide perpétré sous nos yeux et avec notre complicité. Ce sont des pans entiers de notre passé que nous oublions, renions, ou réécrivons.
PG : Plus les sociétés sont démocratiques et plus elles oublient leur passé. En dix ans, le rapport au passé s’est délité, notamment chez les jeunes qui ne ressentent plus le besoin de se sentir rattachés à quelque chose de plus ancien qu’eux.
ÉL : Ils sont donc de bons héritiers de la Révolution !
PG : Bien vu. L’immédiateté de l’actualité conduit à une contraction du temps et à un rétrécissement de l’Histoire. Le passé est englouti comme le Titanic dans les profondeurs de l’océan Atlantique. Louis XIV, la Révolution, le XIXe siècle et Napoléon appartiennent à un passé qui est mort.
ÉL : À ce train-là, l’Histoire ne va-t-elle pas commencer avec Hitler ?
PG : C’est déjà le cas ! D’ailleurs, Hitler n’est pas étudié comme un personnage historique, mais comme une créature métaphysique qui incarne le nihilisme des valeurs morales.
BdK : Si je vous ai bien compris, notre société ne croit plus en son avenir et n’a plus besoin de son passé. Et comme, sans conscience historique, il ne peut pas exister de politique démocratique, tout fout le camp. Que nous reste-t-il, alors ?
PG : Il reste l’économie. Le règne de l’économie représente la forme normale d’une société d’individus démocratiques post-politiques. Il ne faut pas perdre de vue que la démocratie est à la fois un régime et une société, deux choses difficilement conciliables. Je suis convaincu que plus la société est démocratique, moins la politique peut l’être. Même si la Révolution française a cru faire table rase, l’Ancien Régime n’est pas mort en 1789. La société démocratique est longtemps restée une idée avant de devenir une réalité sociale. La politique démocratique du XIXe siècle et du début du XXe conservait de nombreux traits du monde d’avant. C’est depuis les années 1960 que les sociétés se sont réellement démocratisées et transformées en sociétés d’individus. La démocratie empirique est finalement un phénomène très nouveau.
BdK : Donc, les nouvelles ne sont pas bonnes. Sur le plan de la forme politique, on ne vit plus en démocratie…
PG : Je crois que l’invasion du mot « démocratie » dans les discours politiques reflète son effacement du champ empirique. Lorsqu’on révoque le vote des citoyens contre le Traité constitutionnel européen, on n’est plus en démocratie car, par définition, le référendum est la forme suprême de l’expression souveraine. Si on respecte le principe démocratique, on accepte que le peuple, même lorsqu’il se trompe, puisse avoir raison.
GM : Quel rôle les médias jouent-ils dans la mort de la politique ?
PG : L’immédiateté du discours homogène et unidirectionnel des médias ne contribue certainement pas à faire de l’individu un citoyen autonome. Néanmoins, je pense que le lien civique s’est défait indépendamment des médias. Mai-68 marque le début de ce processus de délitement en affirmant que l’individu est supérieur au citoyen. En somme, 1789 commence à mourir en mai 1968. Deleuze et Foucault ne disaient pas autre chose.
ÉL : Le « printemps arabe » annonce-t-il une renaissance de l’action politique ?
PG : Les civilisations meurent et se régénèrent. L’esprit du monde circule, comme dit Condorcet. La civilisation est née en Grèce, puis elle est passée dans le monde arabe lorsque les barbares ont renversé l’Empire romain, pour finir ses jours en Europe. Aujourd’hui, l’Europe se retire de l’Histoire sur la pointe des pieds mais l’Histoire continue. Sans elle.
BdK : Si la Guerre froide fut le dernier sursaut de la politique, il ne nous reste plus qu’à inventer une nouvelle Guerre froide…
PG : Fukuyama avait bien compris que c’est l’existence de l’ennemi qui crée de la vertu en politique. À l’époque de la Guerre froide, le communisme fabriquait de la vertu. Il rendait le capitalisme intelligent et inspirait aux dirigeants occidentaux une sorte de surmoi social qui les conduisait à bien traiter leur peuple.
ÉL : L’affrontement islam/Occident pourrait-il être cette nouvelle Guerre froide ?
PG : Le XXe siècle a connu deux ennemis. Le communisme, issu de la même famille que le libéralisme, a été un puissant objet de séduction à vocation universelle, contrairement au nazisme qui était une idéologie nationale et raciale, donc tout sauf universelle. L’islam n’a pas les capacités d’universalisation du communisme. C’est une religion liée à un territoire qui n’est sortie de ses frontières que pendant sept siècles en Espagne.
ÉL : Sauf qu’aujourd’hui, son installation en Europe s’annonce comme durable.
PG : Oui, mais cela ne signifie pas que sa capacité d’influence en soit augmentée. Cette invasion tranquille étend sa surface géographique, mais n’entraîne pas de conversions massives. L’islam ne peut pas être le communisme du XXIe siècle.
IM : Réactiver la dichotomie ami/ennemi chère à Carl Schmidt serait donc un moyen de lutter contre le relativisme des valeurs si mortifère pour la politique et la démocratie ?
PG : Ce serait une solution, sauf que la sensibilité démocratique n’aime pas la catégorie de l’ennemi.
IM : Dans l’Amérique de Bush, la lutte contre l’« Axe du Mal » a pourtant galvanisé le patriotisme et l’esprit civique des Américains.
PG : Sans oublier la religion. C’est bien la spécificité américaine. En Amérique, la religion a résisté, alors qu’en Europe occidentale, elle s’est effondrée très brutalement en quelques années.
BdK : Vous écrivez pourtant : « Nous sommes les premiers êtres humains à ne plus éprouver le besoin de rattacher notre existence à quelque chose de plus vaste et de plus ancien que nous. » Il semble que l’on se soit d’abord débarrassé de la religion avant de mettre à la trappe la politique. En fait, la vraie cata, c’est la sortie de la religion, et non de la politique !
PG : Pas tout à fait. La sortie de la politique est contemporaine de celle de la religion.
Tocqueville disait que la Révolution avait permis de restaurer les valeurs religieuses que le XVIIIe siècle avait déracinées. La Terreur fut paradoxalement un moment très religieux. Le XIXe était encore religieux, d’où le succès de Chateaubriand et des contre-révolutionnaires. C’est pendant les années 1960 que la société sort définitivement de la religion.
BdK : Que regrettez-vous le plus, la perte de l’Histoire ou la perte de la croyance dans le sens de l’Histoire ?
PG : Je regrette plutôt que l’on ne croie plus à la capacité des peuples à agir dans l’Histoire.[/access]
*Propos recueillis par Basile de Koch, Élisabeth Lévy, Isabelle Marchandier et Gil Mihaely
La politique de la Terreur: Essai sur la violence révolutionnaire, 1789-1794
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