Je ne me souviens plus très bien. C’était en janvier ou février 1964. Ludwig Erhard avait déjà succédé à Konrad Adenauer et le parc du palais Schaumburg baignait désormais dans la fumée épaisse des cigares du nouveau chancelier. Ce matin-là, le smog ministériel qui noyait Bonn n’avait pourtant pas empêché Bernd Angott de sortir de son appartement de la Budapester Strasse, de saluer Frau Müller d’un geste rapide de la tête et de diriger ses pas vers la Thomas-Mann Strasse pour y ouvrir l’entreprise de pompes funèbres dont l’enseigne stipulait qu’elle avait été fondée en 1862. Une maison sérieuse.
Il remonta le rideau métallique, tourna la serrure, endossa sa blouse grise et, armé d’un balai et d’un plumeau, entreprit le nettoyage auquel sa boutique avait droit chaque matin à 7 heures. Tous les croque-morts vous le diront : précision, gravité et propreté sont les deux mamelles du métier. Bernd Angott époussetait soigneusement une plaque gravée en lettres d’or d’un Staub zu Staub, Asche zu Asche[1. Tu es poussière, et tu retourneras en poussière.], quand, à la radio, il entendit une voix enfantine raconter une histoire de Fritzchen[2. Fritzchen est le Toto allemand.] : « Où a été signé l’armistice de 1918, demande la maîtresse ? – En bas à droite, répond Fritzchen. »
Balai et plumeau tombèrent aussitôt des mains de Bernd Angott, le rouge lui monta au front, ses lèvres s’entrouvrirent en grand, ses yeux s’embuèrent et sa carcasse tout entière ne fut plus qu’un long tremblement : il riait. Depuis plus de cent ans, tout entière absorbée dans le service mortuaire, la race des Angott avait tenu éloigné d’elle cette activité inconvenante des muscles de la face. A cette pensée, le croque-mort hoqueta une dernière fois, se ressaisit et se rhabilla du sérieux dont jusque-là sa mine grave ne s’était jamais départie. La vie reprit son cours et la devise de l’établissement rythmait à nouveau ses heures : Sterben ist unser Beruf[3. Mourir est notre métier.].
Ce fâcheux accident aurait pu en rester là si, un an après, Bernd Angott ne s’était pas retrouvé à officier dans la basilique Saint-Martin aux obsèques d’un vétéran de la Grande Guerre. L’historiette si drôle de Fritzchen et de l’armistice revint machinalement à l’esprit du croque-mort. Il lâcha les cordons du poêle et éclata d’un rire si bruyant que le curé, ses ouailles et toute l’assemblée le tinrent pour un possédé. On l’aurait bien livré à un exorciste, s’il n’avait déjà quitté la ville, bien décidé à courir les routes allemandes pour ne plus vivre que du rire, puisque c’était le rire qui l’avait fait périr.
Les premiers spectacles de Bernd Angott furent assez calamiteux : il avait collecté plus de onze cents historiettes de Fritzchen qu’il ânonnait maladroitement dans des cabarets et des bouges mal famés de la Ruhr. Puis, le métier venant aussi promptement que l’inspiration, il en écrivit de nouvelles, notamment celle de Fritzchen confiant à son père : « La maîtresse nous a rendu la dictée. J’ai eu tout juste. Sauf les fautes » ou encore : « Fritzchen, interroge le professeur, pourquoi notre langue s’appelle aussi langue maternelle ? – Parce que papa n’a jamais la parole. »
De maisons de retraite en sanatoriums, de foyers paroissiaux en fins de banquet, la carrière de Bernd Angott suivait son cours, poussif et maussade. Ses blagues étaient pourtant excellentes, sa dégaine impeccable et les spectateurs qu’il tenait en haleine quatre heures durant en avaient pour leur content. Pourquoi diable la presse se désintéresserait-elle de lui ? Pourquoi la critique feignait de l’ignorer et cachait la vérité ? N’avait-il pas la prestance et l’allant pour être parfaitement medienfähig[4. Présentable dans les médias.] ? Bernd n’était pas naïf : être le plus grand comique allemand depuis Schopenhauer avait de quoi susciter jalousie et envie. Il savait que dans les rédactions du pays on avait fait passer la consigne et partout bruissait la rumeur : « Boycottez-le, boycottez-le… »
Puisqu’on lui interdisait la « une » des pages spectacles, Bernd Angott se résolut à faire celle des faits divers. Il loua la salle des fêtes de Scharnhorst près de Dortmund et adressa des invitations à tout ce que la République fédérale comptait en critiques de spectacle. Il avait écrit chacune d’entre elles au dos de faire-part de décès, vraisemblablement sauvés du naufrage de son entreprise de pompes funèbres. Il s’y attribuait le titre de « comique le plus provocateur d’Allemagne » et promettait d’attenter aux bonnes mœurs en donnant son spectacle « nu comme un ver ». Las, aucun journaliste ne crut bon de prendre sa blague au sérieux. Quinze jours plus tard, mes confrères et moi-même recevions une deuxième invitation : Bernd Angott annonçait qu’il se couperait la main droite à l’issue de sa représentation. Vaste fumisterie !
L’écriture malhabile de la troisième invitation nous laissa deviner qu’elle était celle d’un gaucher : Angott nous informait qu’il s’arracherait la jambe en scène à défaut de nous arracher des larmes de rire.
Le 8 mars 1969, nous étions quelques-uns à attendre devant la salle paroissiale de Tannenbusch. Bernd Angott, « l’homme-tronc le plus drôle d’Allemagne », était parvenu à enflammer notre curiosité en nous promettant du jamais vu. A 20 heures, le concierge de Tannenbusch loqueta les portes. Une fumée épaisse s’échappait de la salle et semblait nimber l’homme d’une auréole grisâtre. Sans mot dire, il sortit un clou de sa poche et fixa un panonceau à la porte en bois : « Monsieur Angott ayant jugé bon de répéter cet après-midi son spectacle intitulé : Jan Palach ist ein Arschloch[5. Jan Palach est un con.], la représentation de ce soir est annulée. »
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