Les Rêveries de Bertrand Delcour


Bertrand Delcour est mort au début du mois d’avril, à cinquante-deux ans. Il serait inutile et vain de rendre hommage à l’écrivain, puisque Jean-Luc Bitton s’y est déjà employé avec talent. Sur le conseil d’un ami, je me suis donc plongé dans la seule activité qui vaille : la lecture, en commençant par son œuvre anonyme, Les Rêveries du toxicomane solitaire (Allia, 1997), inspirée de son passé d’héroïnomane.

Derrière le détournement rousseauiste, ces soixante pages empruntent à Quincey, Burroughs, Baudelaire et quelques autres visiteurs des paradis artificiels, que Delcour explore sans pathos ni moraline. Récit d’une descente aux enfers consentie, les Rêveries condensent sept années d’intoxication quotidienne, dans une langue aussi classique qu’épurée. L’Enée de cette catabase décrit « une aberration, une monstruosité dans la monstruosité » étalées sur sept ans : « La réalité devient fantasmagorique. Le monde extérieur ne m’atteignait plus. J’étais engoncé dans une armure, j’avais les défenses du porc-épic et la fuyante souplesse du Serpent. »

Lorsque l’extase mystique point, l’hallucination devient expérience intérieure. Il arrive même au drogué à l’héro, au LSD ou à l’ayahuasca de se figurer un Serpent qui le gobe ou une mère nourricière aux allures de Vierge. Ces chimères tiennent lieu d’entourage au junkie, car « un toxicomane ne saurait conserver longtemps un cercle d’amis ou de connaissances.  Le vide se fait autour de lui sans qu’il en pâtisse (…) Seuls les contacts générés par son vice demeurent entretenus : dealers, médecins, pharmaciens (…) Le junkie ne sait plus parler que drogue, moyens de s’en procurer, réactions du corps, vétilles telles une injections douloureuse ou un réapprovisionnement héroïque (…) N’est-ce pas la manière de caricaturer les conversations des gens sains, qui roulent aussi toutes sur des misères : l’argent, le travail, la fesse, les médias ? »

Normal, trop normal, l’héroïnomane ? De défonce en désintox, le drogué cherche des alliés chimiques pour pallier aux opiacés. « Comme dans une fable policière, je fus puni par où j’avais péché. J’avais chanté l’héroïne. Il me restait à danser la codéine. »  Quatre ans de sevrage à la codéine n’y suffisent pas, la rédemption se nomme Subutex.

Au crépuscule de ce festin nu, Delcour soutient que l’héroïne ne laisse aucune séquelle au repenti. D’aucuns s’étonneront cependant de la mort prématurée de ce jeune quinquagénaire, vaincu par le crabe à l’âge où certains s’improvisent écrivains.

Notez que l’auteur des Rêveries a succombé dans son sommeil, entouré de ses milliers de livres,  quelques mois après une brusque rémission. Mort assurément moins glauque qu’une fin dans l’enfer médicalisé d’une unité de chimio. En guise de testament, cet Alceste brouillé avec l’édition nous lègue une quinzaine de livres, cariatides de sa dernière demeure.

Les Rêveries du toxicomane solitaire, Anonyme, Allia, 1997.



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