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« Madame Mère est morte »


« Madame Mère est morte »

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1. Caraco m’a désappris à dire « maman ».

Je n’aurai pas l’outrecuidance de dire tout le bien que je pense du Charme des penseurs tristes  de Frédéric Schiffter (Flammarion), puisque j’y figure. Mais je me suis régalé en lisant les pages qu’il consacre à Albert Caraco. Elles n’ont pas plu à Roger-Pol Droit, chroniqueur au  Monde. Et quand je dis qu’elles n’ont pas plu, c’est un euphémisme : elles ont blessé sa sensibilité, que chacun lui envie, et heurté ses convictions morales si admirables. Il ne s’est pas privé de le faire savoir en déversant son fiel sur Frédéric Schiffter, l’accusant de tout et de n’importe quoi avec l’autorité que lui confèrent une quarantaine d’années passées dans les coulisses du Vatican. Il est bon qu’il y ait encore des « hérétiques » et Schiffter en est un. Caraco, plus monstrueux encore, en est un autre, qui après Cioran nous incitera à cultiver quelques «  mauvaises pensées ». Sans elles, la pensée meurt. Loué soit donc Caraco !

J’avais demandé au printemps à mon ami Pierre-Emmanuel Dauzat, admirable traducteur et auteur d’un essai sur Le Suicide du Christ, entre autres, s’il avait lu Caraco et quelles réflexions il lui inspirait. Il m’avait répondu : « Bien sûr que oui, Cher Roland, c’est même à toi que je le dois, une fois de plus.  Madame Mère est morte  a  été un des grands livres de ma vie : je le reprends périodiquement. Du vivant de ma mère, il m’arrivait de me sentir coupable de lire ce livre, alors même que ma mère n’avait rien d’une mère abusive. Caraco m’aura désappris à dire « maman » pour dire « ma mère ». Ce n’est pas rien. » Je confirme : ce n’est pas rien. D’autant plus que je n’y suis jamais parvenu. Ma mère me faisait pitié. Ma mère m’angoissait. Ma mère me faisait peur. L’eussé-je appelée « mère » que je l’aurais brisée. Elle conseillait à mes petites amoureuses de se méfier de moi.[access capability= »lire_inedits »] Elle n’avait pas tort. Mais elle aussi se méfiait de moi. Elle sentait que j’étais sur mes gardes. Pour rien au monde, je n’aurais  voulu tomber dans les filets de l’amour maternel. Nous avons joué à ce jeu jusqu’à sa mort : c’était sans doute le seul dont nous connaissions les règles.

Un autre lecteur de Caraco, Benoît d’Houtaud, me fait part de sa perplexité : « Comment expliquer qu’un type raciste, misanthrope, sans aucun espoir personnel d’aucune sorte, provoque cette jubilation de lecture, d’identification psychologique ? Et son sens de l’humour serait à analyser, car c’est encore un paradoxe : j’éclate de rire quand je le lis, et surtout quand je le lis à haute voix, car il écrit, je crois, pour être lu à haute voix. » C’est également ce que pense Schiffter, qui le compare volontiers à Thomas Bernhard.

2. Le semainier de l’agonie.

Une phrase suffit parfois pour me redonner l’envie d’écrire − et même de vivre. Celle-ci, par exemple, que je lis dans  Le Semainier de l’agonie  de Caraco : « Madame Mère n’est plus qu’un squelette et m’inspire un éloignement invincible et j’aime mieux l’euthanasie que l’agonie, nos mœurs sont vraiment ridicules, l’on devrait supprimer les fous et les malades incurables, l’on ne devrait plus enterrer les morts, mais les brûler et l’on ferait bien d’empêcher les vivants de naître. » Voilà qui est dit et bien dit.

J’y songeais ce matin en lisant un manuscrit reçu récemment qui débute par cette phrase : « Si quelqu’un l’ayant lu allait se pendre, le but de ce livre serait atteint. » Pourquoi, me suis-je aussitôt demandé, inciter autrui à faire ce que notre lâcheté nous dispense d’entreprendre ? L’auteur en est sans doute conscient puisqu’au terme de son essai, il note : « Ce qui manque à l’homme d’aujourd’hui, c’est le courage d’aller à sa perte. » Un peu de Caraco le lui donnerait, ce courage.

3. Liste des raisons de disparaître.

Je me demandais où je retrouverais Richard Brautigan. Eh bien, c’est dans le roman de Thomas B. Reverdy : Les Évaporés (Flammarion). Il évoque avec tendresse Yukiko. Les chances qu’elle avait de rencontrer Richard, dit-il, étaient très minces, celles qu’elle accepte de coucher avec lui quasi nulles. Ce qui fait que Richard avait vécu leur histoire comme un miracle permanent. Il m’est arrivé la même chose avec Masako. J’ai tout aimé d’elle, et peut-être surtout ce qui nous séparait. Tout m’avait émerveillé : la blancheur de sa peau, ses très longs cheveux, sa manière souple et lente de marcher, son silence aussi, sa façon de m’observer sans parler, tel un animal dormant entre mes jambes. Yukiko est trop belle pour moi, elle finira par s’en aller, songeait Brautigan. Ce qu’elle fit. C’est ce que raconte aussi Thomas B. Reverdy pénétrant par effraction dans le couple que formaient Richard et Yukiko, comme il anticipe, tout au moins dans mon imagination, ce que je deviendrai quand Masako m’aura quitté. Richard s’est suicidé avec son fusil de chasse… Il y a un art de disparaître dont Reverdy énumère la liste. La plus détestable, selon lui, est la peur de vieillir. Elle consiste, en général, à partir avec une femme beaucoup plus jeune,  qui vous fait sentir de plus en plus vieux. Ce n’est pas la pire… je parle d’expérience. Mais je me sens proche de Sei Shônagon (elle aussi aimait dresser des listes) qui avait écrit dans ses  Notes de chevet : « Choses qui font honte : ce qu’il y a dans le cœur des hommes. »

4. Ceux qu’on oublie à tort.

Parmi bien d’autres, Jack Thieuloy  et Ernest de Gegenbach. Jack Thieuloy qui avait plastiqué les « tontons bâfreurs » (les jurés du Prix Goncourt) et qui  confiait à son Journal : « J’écris parce que je souffre. Dans mille ans, ça ira mieux. » Il volait des livres. À propos de Cioran, il écrivait : « On n’a pas tous les jours l’occasion de voler et, aussitôt, de lire pendant trente-six heures un livre comme le Précis de décomposition. Si rares sont les livres dont l’action sur moi est celle d’une électrolyse… »

Quand Ernest de Gegenbach (1903-1979) passa une visite médicale, il s’entendit dire par le colonel Topet, chef du service de neuropsychiatrie de l’hôpital : « Un poète surréaliste ? Il ne manquait plus que ça à ma collection de loufoques ! » Ernest de Gegenbach avait donné, le 3 avril 1927, une conférence restée dans les annales du surréalisme : « Satan à Paris ». Elle commence ainsi : « Il y a des hommes qui se sont aventurés au milieu des icebergs pour voir des aurores boréales. Moi, j’ai vu Satan et je le vois encore et je raconte ce que j’ai vu à une race de crevés, de myopes et de larves. Il s’agit de tout autre chose que de littérature : c’est de l’ultra-violet en poésie, ce sont de nouvelles notes aiguës, de nouvelles touches d’ivoire à ajouter au clavier… »

Ernest de Gegenbach était un libertin en soutane, et Jack Thieuloy  un dynamiteur des lettres. Le couvent, l’hôpital psychiatrique, la prison…, ce sont sans doute les lieux les plus propices à l’éclosion d’une œuvre vraiment originale. Je n’ai connu pour ma part que les cafés littéraires, les piscines et quelques Asiatiques. Avec un bagage aussi léger, on ne va pas loin. Mais ce n’était pas non plus mon but.[/access]

 

*Photo : 00664911_000004.A. Gelebart / 20 MINUTES/SIPA (Thomas B. Reverdy).

Octobre 2013 #6

Article extrait du Magazine Causeur



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