Le syndrome « J’en tiens un chef ! » vient de faire une nouvelle victime en la personne de Jean-François Kahn. Au moment où j’achève ce texte, je découvre qu’il était peut-être prémonitoire. Le fondateur de Marianne aurait décidé de jeter l’éponge après le tumulte suscité, au sein de l’hebdomadaire, par une formule malheureuse, regrettée deux jours après avoir été prononcée. Il ne s’agit pas seulement d’un épisode dérisoire dans la vie du microcosme. S’il s’avérait qu’une assemblée de journalistes – dont un certain nombre lui doivent leur carrière – alliée à une brochette de féministes vindicatives, a poussé ce bagarreur impénitent à déclarer forfait, cela signifierait que la mauvaise foi et la malveillance, drapées dans les habits de la vertu prêchi-prêcheuse peuvent imposer leur loi. Bref, ce serait une très mauvaise nouvelle. Y compris pour ceux qui ne sont d’accord en rien avec Kahn. À vrai dire, je n’y crois pas.
Revenons sur les faits. Dès 9 heures le 16 mai, grâce à la magie d’internet, nul n’ignorait que, sur France Culture, le fondateur de Marianne avait employé l’expression « troussage de domestique » pour qualifier ce qui, selon Nafissatou Diallo, se serait passé dans la suite 2806 du Sofitel de New York. La planète féministe s’en pourléchait les babines, la gauchosphère triomphait : « Macho ! », clamaient les unes. « Mépris de classe », décrétaient les autres. J’avoue n’avoir pas vraiment fouillé dans les coins et recoins de la Toile mais j’imagine que, compte tenu de la nationalité de la plaignante, il s’est aussi trouvé quelques imbéciles pour affirmer avec l’assurance des commissaires politiques de toutes époques que JFK avait montré sa véritable et vilaine nature raciste[1. Extrait de l’appel publié par le Comité de soutien à Nafissatou Diallo: « Pour exprimer ma condamnation du racisme, du sexisme et de l’islamophobie, pour montrer qu’au pays des droits de l’homme, il ne suffit pas d’être milliardaire et de se dire de gauche pour avoir toujours raison et être au-dessus des lois, pour protester contre l’impunité systématique dont bénéficient en France ceux qui s’en prennent à des Africains ou à des Afro-descendants, je rejoins le comité de soutien à Nafissatou Diallo, dite « Ophélia » »].
Quand, dans la foulée, BHL et Robert Badinter sont montés au créneau, je me suis dit, comme tous mes concitoyens dont j’espionne, l’air de rien, les papotages de métro et de bistrots, que ces gens célèbres, riches et puissants, se serraient les coudes. Je persiste à penser que cette levée de boucliers a eu un effet désastreux. On fait bien du foin pour pas grand-chose, semblaient-ils penser, après tout, « il n’y a pas eu mort d’homme » – ce qui, même si les faits étaient avérés, serait incontestable… S’ils avaient voulu alimenter la rancœur de la France qui se lève tôt et prouver l’existence d’une caste de privilégiés qui non contente d’ignorer à quoi ressemble le métro, prétend jouir de l’impunité, ils ne s’y seraient pas pris autrement. Pour la vox populi, la cause est entendue : les jugements de Cour ont blanchi le puissant. Comme toujours.
Pas la peine d’avoir les moyens de se payer les communicants les plus chers du monde pour commettre de telles bourdes. Ils m’auraient demandé que je leur aurais conseillé, et à l’œil, de faire simple et de dire la vérité. En l’occurrence, ces sommités ne défendaient pas seulement un type de la haute mais un ami, ce qui est infiniment plus respectable. Vous me direz que ces gens ne comptent pas beaucoup d’amis menuisiers ou chômeurs : la belle affaire. L’endogamie sociale n’est pas une découverte et perso, peu me chaut que tous ces beautiful people vivent dans un monde qui ne ressemble au mien que de très loin. De toute façon, ma bonne dame, autant d’argent, ça fait bien des soucis. S’ils avaient dit « Je connais Dominique, je sais qu’il n’est pas coupable » – ce qui revenait à accuser la plaignante d’être une fieffée menteuse – ou même « quoi qu’il ait fait, je suis dans son camp parce que c’est mon pote », on aurait compris. Après tout, que penserait-on de gens qui lâchent leurs copains quand ils sont vraiment dans le pétrin ? Pour ma part, même si on m’apporte la preuve irréfutable qu’Alain Finkielkraut a volé un i Phone à l’arraché, je ne le croirai pas.
Mais revenons à Jean-François Kahn et à son « troussage de domestiques », expression charmante au demeurant. J’avoue : je ne me suis pas privée de cette occasion de m’indigner avec bonne conscience. Et je ne jurerais pas que celle-ci n’était pas décuplée par les vacheries, parfois excessives, que mon ancien patron me balance de temps à autre. « Quel délicieux parfum d’Ancien régime, c’est bien la peine de nous chanter 1848 et de se la jouer Victor Hugo résistant à Napoléon III », ai-je pensé en ricanant intérieurement. Un zeste de générosité, voire de simple honnêteté, m’aurait incitée à réviser immédiatement ce jugement : je connais le bonhomme, il ne manque pas de défauts, mais l’arrogance de classe n’en fait pas partie – le mépris des femmes non plus.
Je ne cherche pas à infliger mes états d’âme à des lecteurs qui ne m’ont rien fait, mais à attirer leur attention sur ce qui transforme le débat public en guerre impitoyable où tous les coups sont permis, l’objectif n’étant pas de convaincre mais de laisser sur le tapis un adversaire devenu un ennemi. Qu’on pense à Alain Finkielkraut, cloué au pilori des racistes pour une blague sans conséquence quand la lecture de dix lignes d’un seul de ses livres aurait dû suffire à balayer cette accusation. Ou à Christian Jacob qui, pour une sortie bétassonne sur l’incapacité de DSK à incarner le terroir, déclencha diverses foudres dont celles de mon cher Luc Rosenzweig et de… Jean-François Kahn, lequel crut déceler dans cette phrase l’un des multiples signes de la pétainisation des esprits.
Peu importe la compréhension pourvu qu’on ait l’ivresse de la dénonciation. Il est si bon de traquer le dérapage, de répéter avec délectation la parole malheureuse, imprudente, ou ambiguë, de dénoncer le scandale et le scandaleux et surtout de dire et de redire qu’on l’avait bien dit.
Reste à comprendre pourquoi ces mauvaises mayonnaises prennent. C’est qu’au-delà de la joie mauvaise suscitée par le spectacle d’un notable se muant en délinquant et de l’euphorie du flic attrapant au collet un suspect présumé coupable, elles permettent aux innombrables procureurs des puissants déguisés en avocats des opprimés de confirmer leurs certitudes. Un certain nombre de féministes se sont donc emparées avec délectation du « troussage » et des gaffes citées plus haut, y trouvant la preuve de ce qu’elles savaient depuis longtemps, à savoir que la société française est rongée par le mal du sexisme. « Dangereux ! », « irresponsable ! », « terrifiant ! » : à l’heure où j’écris ces lignes, on ignore encore le nombre de femmes agressées par des mâles dopés au machisme kahnien.
Du viol présumé au harcèlement allégué, de la drague consentie aux offenses tolérées, des salaires minorés aux inégalités devant les taches ménagères, tout y est passé. Rien ou pas grand-chose de nouveau dans cette complainte victimaire ressassée avec l’assurance hargneuse du bon droit. Nos révolutionnaires en jupons n’ont pas dû lire Marx, qui leur aurait appris que la destruction du patriarcat était inscrite dans le déploiement du capitalisme. Passons.
Sans doute occupées à mettre sur pied une brigade des plumeaux, elles n’ont pas non plus eu le temps de lire le texte dans lequel Jean-François Kahn, qualifiant son expression « d’injustifiable », expliquait son égarement par le désarroi dans lequel l’avait plongé l’arrestation de DSK. On aurait pu tourner la page, accepter les excuses du coupable, estimer que la honte était une sanction suffisante, le condamner à évoquer les offenses faites aux femmes dans chacun de ses articles. Mais nos vengeuses ne connaissent ni le repentir ni le pardon. On ne la leur fait pas à ces spécialistes des reins et des cœurs : c’est l’inconscient qui a parlé et ton inconscient parle trop, gringo !
Les banderoles étaient prêtes, la manifestation annoncée. Alors qu’on les invitait sur tous les plateaux, elles n’allaient pas laisser passer si belle occasion de faire savoir dans quel pays horrible elles vivent. Quand on a planté ses dents dans les mollets d’une si belle proie, on ne la lâche pas pour l’ombre d’un remords. Surtout s’il est exprimé par un homme qui, si ça se trouve, ne lave même pas la vaisselle. Pour ma part, s’il faut s’en remettre à de telles avocates, je préfère être de corvée de patates toute ma vie.
Inutile de se faire des illusions, cette affaire atterrante ne sèmera pas la moindre graine de doute chez ceux (et celles) qui lynchent au nom de l’humanisme et exécutent pour la justice. Sachez-le, désormais une faute avouée ne sera jamais pardonnée. Si l’erreur est humaine, sa condamnation sans procès annonce la victoire de l’inhumanité. Puisque c’est pour notre bien.
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