Causeur a décidé de gâter ses lecteurs en leur offrant un conte de Noël signé Thomas Morales (2/2).
Retrouvez le début du conte ici.
J’accepte mon atavisme vestimentaire avec flegme et une pointe de prétention. Mon snobisme se nourrit d’une enfance provinciale, loin des boutiques de luxe et des artères illuminées.
L’ennui du Berry
Dehors, le cèdre givré secoue ses branches afin qu’on n’oublie pas sa présence séculaire. Comment l’occulter, il mesure vingt mètres. Il floconne mollement sur le parc, par intermittence. Dans cette indécision qui sera la marque de fabrique des années à venir, je rêvasse en échafaudant déjà des théories fumeuses. Toute ma vie, j’aurais été la proie des mirages indolents.
La campagne berrichonne respire un ennui souverain. En ce temps-là, les journées s’étiraient à l’infini, nous vivions dans une distorsion perpétuelle, les Bogdanov présentaient Temps X et notre quotidien n’avait pas plus de réalité tangible. Les années s’empilaient sans meurtrir nos corps. Notre insouciance héritée des Trente Glorieuses nous immunisait, pour l’heure, sur les fléaux qui toquaient à notre porte. Ils allaient tomber en cascade dans la décennie. Les présidences duraient alors sept ans. Le dimanche, nous mangions des bouchées à la reine.
Nous rêvions à un vélocross de marque américaine
Nous lisions les chroniques de Tesson, achetions les romans de Conchon et rêvions à un vélocross de marque américaine. Durant l’après-midi, ma mère a écouté le dernier album de Nino Ferrer, le Ray Charles rital comme le surnommait mon père. Dans ces heures où les préparatifs se mettent en route, où la fête n’est qu’un embryon, un hypothétique succès ou un échec retentissant, nous serons fixés vers minuit, nous nous laissons emporter par ce vague-à-l’âme. Une joie secrète matinée d’appréhensions. À huit ans, confusément, je savais que ces moments-là, cette réunion au cœur de l’hiver, avec toutes les générations, les cousinages fatigants, les parentés éruptives, me construisaient intérieurement. Mon apprentissage d’homme avait démarré. Je sentais les rancœurs et les amitiés indéfectibles, les soucis d’argent et l’avenir incertain, tout ce fracas de la vie existait bien, il passerait au second plan dans la soirée. Chacun ferait illusion, chacun se tairait pour profiter de cette table car nous savions nous tenir. Notre déclassement en marche nous empêchait de nous vautrer dans la vulgarité.
L’espace de quatre ou cinq heures, nous nous retrouvions avec un bonheur non feint. Nous perpétuons les fastes d’antan par esprit de tradition et aussi par respectueuses affections pour nos ancêtres. Avant que tout ne s’accélère vers 21 heures, que mes parents m’échappent, que le brouhaha s’installe dans toutes les pièces, j’entendais le déclic iodé, l’appel du large. Il se produisait toujours de la même façon. Mon père montait les bourriches d’huîtres de la cave. Sur la table de noyer, des centaines de creuses, de belons et de fines de claires attendaient leur ouverture. Impatientes et angoissées.
Décapsuler les huîtres
Chaque année, mon père pestait devant cette tâche. Réussirait-il à toutes les décapsuler à temps ? Cette opération m’hypnotisait littéralement. Je le regardais avec l’espoir qu’il réussisse cette impossible mission. Sans jamais faiblir, il arrivait à ses fins pour que le Berry terrien prenne des accents finistériens. Quarante ans plus tard, muni de mon couteau à huître, je vacille à l’attaque de ma première Numéro 3, je sens le poids des années, les effluves de l’enfance me mouillent les yeux. Et je ne peux retenir les larmes du passé.
Fin
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