La furie commémoratrice s’est déployée sans retenue dans les médias et l’édition à l’occasion du 20ème anniversaire de la chute du mur de Berlin, au risque de provoquer dans le public une sensation de gavage. Cette surenchère médiatique part cependant d’un bon sentiment : comme il ne fait pas de doute que le 9 novembre 1989 marque symboliquement l’écroulement des régimes communistes en Europe et l’ouverture d’une nouvelle séquence historique, on doit faire le nécessaire pour marquer le coup.
Mais l’histoire ne se confond pas avec la mémoire, et cette dernière varie selon les peuples. Ainsi les Polonais éprouvent quelque frustration en constatant que l’on crédite leurs voisins allemands d’avoir infligé la blessure décisive au communisme soviétique, alors qu’ils peuvent faire valoir, à juste titre, qu’ils furent les premiers à avoir chassé le PC du pouvoir par des élections libres en avril 1989.
La mémoire populaire française de cet événement est celle de spectateurs et non pas d’acteurs de ce bouleversement historique. On avait bien conscience que la chute du mur allait tout changer en Europe, mais cela ne nous concernait, en tant que Français, qu’indirectement. A l’empathie spontanée ressentie pour des voisins qui se retrouvent rassemblés après des décennies de séparation succède une inquiétude relative aux conséquences d’une modification radicale de l’équilibre européen. L’Allemagne verrait sa puissance économique confortée par une prédominance démographique, avec 80 millions d’habitants alors que ses principaux partenaires au sein de l’Union européenne en comptaient entre 50 et 60 millions.
La suite a montré que ces craintes étaient pour le moins exagérées : l’intégration de la RDA au sein de la République Fédérale a plutôt été, dans un premier temps, un poids pour une Allemagne qui devait donner à ses nouveaux citoyens de l’Est un niveau de vie comparable à celui de ceux de l’Ouest.
Cette commémoration a fait ressurgir en France une polémique sur l’attitude de François Mitterrand dans la période cruciale qui va du 9 novembre 1989 jusqu’au 3 octobre 1990, date à laquelle fut solennellement proclamée, à Berlin, la réunification de l’Allemagne.
Pour les uns, il serait passé à côté de l’histoire en se montrant réticent, sinon plus, devant la perspective de la réunification allemande. Pour les autres, au contraire, son comportement pendant cette période a permis de faire en sorte qu’elle se réalise dans les meilleures conditions possibles pour l’avenir de l’Europe.
Il se trouve que j’ai été un observateur salarié de tous ces événements, comme correspondant du Monde en Allemagne entre 1987 et 1991. Cela m’autorise à formuler un jugement fondé non pas sur la mise en exergue d’un ou deux « malentendus » entre Mitterrand et Kohl entre novembre 1989 et janvier 1990, mais sur l’analyse d’une séquence un peu plus longue, qui commence par la visite d’Erich Honecker en RFA en novembre 1987 pour aboutir à ce fameux 9 novembre 1989.
Depuis son arrivée au pouvoir en 1982, le chrétien-démocrate Helmut Kohl s’est bien gardé de remettre en cause l’Ostpolitik de ses prédécesseurs sociaux-démocrates Willy Brandt et Helmut Schmidt : celle-ci consiste à nouer des liens économiques et culturels toujours plus étroits avec les pays de l’Est en général, et la RDA en particulier. C’est la théorie du Wandel durch Annäherung (le changement par le rapprochement) qui doit amener pas à pas les deux blocs à mettre fin à la guerre froide.
L’analyse qui prévaut à Bonn à la fin des années 80 est la suivante : l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev au pouvoir à Moscou va provoquer une mutation interne radicale en URSS. On part du principe que le communisme ne va pas s’écrouler, mais qu’il aura la capacité de se réformer suffisamment pour se régénérer en se démocratisant de l’intérieur. Dans ce contexte, la RDA, que l’on crédite toujours de performances économiques supérieures à celles des autres pays communistes, devrait suivre le mouvement impulsé par Moscou, et se mettre au diapason d’une libéralisation politique et économique qui favorisera le rapprochement entre les deux Allemagnes.
Cette analyse est « vendue » par Bonn à tous ses partenaires, avec en prime l’affirmation que le régime de Berlin-Est est stable, en dépit des quelques mouvements dissidents qui se sont manifesté autours des églises protestantes de Berlin ou de Leipzig. On fait valoir que même ces petits groupes d’opposants ne demandent pas la disparition de la RDA, mais sa démocratisation.
Le BND, le service ouest-allemand de renseignements dispose bien d’enquêtes montrant que 75% des Allemands de l’Est interrogés lors d’un voyage en RFA étaient favorables à la réunification (ces voyages s’étaient multipliés après les accords Brandt-Honecker de 1971), mais ces informations ne sont pas divulguées aux partenaires occidentaux de l’Allemagne « pour ne pas les inquiéter » avoue aujourd’hui Hans Georg Wieck, le patron du BND de l’époque. Après la visite d’Erich Honecker à Bonn, le secrétaire général de la CDU, Heiner Geissler, évoque même l’idée d’une reconnaissance réciproque de la RDA et de la RFA comme états souverains.
Comme toujours, le réel refuse de se soumettre aux théories, mêmes les plus subtiles élaborées par les esprits les plus brillants. Celle des petits pas imaginée par les dirigeants ouest-allemands fut balayée en l’espace de quinze jours, entre le 9 novembre 1989 et la mi-décembre, où les manifestants de Leipzig, de Dresde et de Berlin-est sont passés du slogan « Wir sind das Volk ! » (nous sommes le peuple) « Wir sind ein Volk »(nous sommes un peuple).
Kohl comprend alors que le mouvement vers l’unification est irrépressible, soutenu dans cette idée par Willy Brandt, qui s’oppose en cela à Oskar Lafontaine, le chef du SPD.
Le 28 novembre 1989, sans en aviser Paris ni Londres, Kohl présente au Bundestag un plan en dix points qui prévoit la constitution, à brève échéance d’une » confédération » entre la RFA et la RDA, euphémisme pour annoncer une prochaine réunification.
George Bush père, bien briefé par l’ambassadeur américain à Bonn Vernon Walters[1. Vernon Walters, ancien sous-directeur de la CIA, est tout de suite persuadé que la réunification est inéluctable.] donne son feu vert, à la grande fureur de Margaret Thatcher qui sera jusqu’au bout les deux pieds sur le frein de la réunification allemande. François Mitterrand, comme vont le révéler les archives du quai d’Orsay bientôt déclassifiées sur cette période, ne saute pas de joie devant cette accélération de l’histoire. Il préférerait en ralentir le rythme pour pouvoir influer sur son cours. Il est obsédé par la crainte de voir l’Allemagne réunifiée remettre en cause les frontières établies en 1945 (celles ci n’ont jamais été avalisées officiellement par la RFA). Kohl, au fond, n’est pas mécontent de ces réticences : cela lui permet de faire valoir auprès de la droite de son parti, celle qui réclame le retour à la mère patrie des territoires cédés à la Pologne, que sans une renonciation à ces prétentions, jamais les alliés de l’Allemagne ne consentiraient à l’unification du pays.
François Mitterrand n’a pas fait, comme certains l’y incitaient, le grand discours où il aurait donné sa bénédiction enthousiaste à l’unité allemande. Cette affaire, au fond, ne lui disait rien qui vaille, mais son réalisme lui dictait de ne pas s’opposer frontalement à une évolution qu’il n’était pas en mesure d’empêcher. Cela n’empêcha pas Helmut Kohl de verser une larme bien réelle lors des obsèques de Tonton à Notre-Dame de Paris.
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