Le débat sur le financement des retraites qui s’éternise dans les médias n’est pas à la hauteur de mes attentes. On avait commencé par évoquer trois leviers pour résoudre le problème du déficit : je n’en vois plus que deux à l’horizon. Seuls l’allongement de la durée du travail et l’augmentation des cotisations restent envisagés ; l’hypothèse d’une diminution du montant des pensions a disparu des discours dans un soulagement qui semble général. Or, c’est cette solution qui me tentait. Depuis qu’elle est passée aux oubliettes, la question qui ne me passionnait pas m’intéresse encore moins.
Le quatrième âge, très peu pour moi !
Je ne veux pas de retraite, je n’en aurai pas, j’ai pris mes dispositions. Il y a quelques années, j’ai réalisé des travaux de menuiserie dans une maison d’accueil pour personnes du quatrième âge. À l’heure où sonne l’appel du goûter, une armée de morts-vivants se déverse dans les couloirs. En roulant ou en claudiquant, la procession branlante des béquilles et des fauteuils s’avance lentement mais sûrement vers le sucre promis. Aux ordres des infirmières, prononcés sur le ton niais qu’on leur réserve et que je n’employais pas avec mes enfants de deux ans de peur qu’ils ne deviennent des débiles profonds, les vieillards aux silhouettes déformées par les douleurs et les couches s’engouffrent dans les ascenseurs et coupent à tous ceux qui les aperçoivent toute envie de vieillir. En rentrant chez moi, j’ai brûlé fiches de paye et relevés de points pour que l’entrée de toute sorte de mouroirs me soit, faute de moyens, définitivement interdite.
[access capability= »lire_inedits »]Il faut voir ça une fois dans sa vie pour comprendre ce qui nous attend si nous ne faisons rien. Les psychologues vous expliqueront que se faire dessus à votre âge, c’est bien normal, les coiffeurs vous persuaderont que le bleu vous va très bien et les docteurs tenteront de battre des records avec vos organes. D’un bout à l’autre de la chaîne, personne ne pourra être incriminé, chacun n’aura fait que son travail mais vous serez pris au piège, attaché à votre lit s’il le faut. Dément si vous protestez, bien gentil si vous la fermez et que vous avalez votre soupe, hein Monsieur Machin, pas comme hier, Monsieur Machin qui faisait sa mauvaise tête et qui ne voulait pas prendre ses médicaments, c’est pas bien, ça, Monsieur Machin !
Devant un tel spectacle, on réalise qu’il existe une piste novatrice pour résoudre la question des retraites : avancer l’âge du départ au cimetière.
Quand les Indiens d’Amérique se sentaient trop âgés pour suivre le mouvement nomade de la tribu, ils se retiraient avec la nourriture suffisante pour passer un hiver, dressaient leur dernier teepee et souhaitaient bonne route à leur descendance en attendant des retrouvailles dans le monde des esprits. La tradition voulait qu’ils n’alourdissent ni ne retardent la vie du groupe.
Depuis ces pratiques primitives, l’idée de retraite a gagné en confort mais beaucoup perdu en dignité. Aujourd’hui, le droit d’être supporté par les actifs et d’alourdir les charges qui pèsent sur la tribu est devenu si sacré qu’on n’évoque même plus la possibilité de le restreindre.
Pourtant, autour de moi, je vois de plus en plus de jeunes qui tirent la langue pour payer le toit au-dessus de leur tête ou envoyer leurs gosses en vacances et de plus en plus de vieux qui ne savent plus quoi faire de leur pognon. Dans le meilleur des cas, les grands-parents aident leurs enfants : c’est bien, mais est-ce sain ? Les uns sont un peu trop pauvres, peut-être, mais les autres ne sont-ils pas un peu trop riches ?
Je renonce à mes droits, à mes points, à ma pension
Souvent, le fardeau de l’homme jeune est alourdi pour des vieux qui partent en croisière jusqu’à l’écœurement, s’équipent de haute technologie à laquelle ils ne comprennent rien, s’achètent d’innombrables saloperies vues à la télé que la propagande des mercenaires à la solde des marchands de merdes aura réussi à leur fourguer, se payent des voitures neuves et rapides qu’ils ne poussent pas et, pour les veufs et les vieux garçons, des femmes jeunes et russes qu’ils baisent peu. Et il faudrait, pour leur offrir tout ça, que je tranche entre cotiser plus ou plus longtemps ? J’ai choisi de ne pas choisir : je me retire du débat et du système. Je renonce à mes droits, à mes points, à ma pension. Je vivrai tant que mon travail me fera vivre, ça ira très bien comme ça. Ainsi, j’éviterai de finir ma vie en repeignant des volets ou en taillant des rosiers, en jouant aux boules ou en parlant du temps qu’il va faire, coincé entre une grand-mère et des docteurs. Je refuse de surcharger mes jeunes années pour étaler les dernières, diabétique et impuissant devant du miel et des femmes.
Le vieil homme que je serai remerciera peut-être ce jeune qu’il aura été pour avoir compromis toute sortie pas assez honorable, pour l’avoir, en le privant de ses droits à se prolonger au-delà du raisonnable, à l’heure où la volonté flanche, sauvé d’un naufrage.
Et la solidarité dans tout ça ? Et les autres ?
Je manque un peu de compassion, je dois l’avouer, mais je ne suis pas dans un état très normal. Mon père vient de mourir et, depuis, je marche autour du gouffre que sa disparition a laissé et qu’aucune espèce de bondieuserie ne vient combler. Je me penche parfois au-dessus pour en voir le fond, mais je n’aperçois que le reflet d’un vide intérieur et un absolu non-sens de la vie.
Et il faudrait que je me soucie des vieux qui lui survivent et du financement de leur retraite ? Ce n’est pas le moment. S’ils veulent un peu d’amour, ils n’ont qu’à crever. Et encore, c’est pas gagné !
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