Les socialistes continuent de mentir. Alors que l’actualité internationale se révèle particulièrement chargée avec l’Ukraine et son désordre nouveau, les députés soutenant la politique de Jean-Marc Ayrault ont encore une fois prouvé leur conservatisme frileux en matière de progrès social. Presque en catimini, le 25 février, ils ont fait passer une loi renforçant la réglementation sur les travailleurs détachés au grand dam de Bruxelles et de la Commission européenne, ces grands amis de la liberté.
Vraiment, nous ne les comprenons pas, ces prétendus sociaux-libéraux qui ont fait mine d’applaudir au virage de François Hollande et à son pacte de responsabilité. Ou nous ne comprenons plutôt que trop leur l’hypocrisie qui est devenue un vrai mode de fonctionnement. Sous le prétexte fallacieux de lutter contre un imaginaire dumping social, ils compliquent de réglementations oiseuses un statut qui annonçait pourtant un âge nouveau. Disons-le tout net, nous sommes à fond pour les travailleurs détachés. Nous voudrions en voir partout, tout le temps. Le travail détaché, c’est la santé, la liberté et osons cette idée un peu démodée, c’est l’émancipation. Pour un rien, nous suggérerions à ces pionniers un nouveau mot d’ordre internationaliste : Travailleurs détachés de tous les pays, unissez-vous !
Ne jouons pas sur les mots. Qu’est-ce qu’un travailleur détaché ? Le contraire d’un travailleur attaché. L’archétype du travailleur attaché, à moins que les choses ne veuillent plus rien dire, c’est l’esclave. D’ailleurs, le symbole du travail attaché, n’est-ce pas le travail à la chaîne ? Encore une fois, les mots eux, comme la terre, ne mentent pas. De fait, le travailleur attaché n’est pas libre de ses mouvements, il est entravé et à la merci d’un maître qui l’empêche d’aller voir ailleurs, voire qui l’empêche de ne plus travailler du tout et de se promener les mains dans les poches en sifflotant avec le sourire narquois et agaçant de celui qui touche des indemnités somptuaires à ne rien faire. D’ailleurs, les syndicats le reconnaissent eux-mêmes et comme on le sait de toute éternité dans ces milieux-là, le travailleur attaché ne peut plus compter que sur la CFDT car seule la CFDT a toujours accepté, justement, de négocier le poids des chaînes. C’est dire son malheur, au travailleur attaché.
Plus généralement, en détachant le travailleur, on lui apprend le plaisir aristocratique du dilettantisme, de l’intermittence, du nomadisme, du cosmopolitisme élégant. Le travailleur détaché, c’est un genre de Paul Morand avec un bleu de travail qui parlerait le français avec un accent roumain ou portugais. Et le travailleur détaché apprend l’ouverture à l’autre dans ce qu’il a de meilleur, comme les grands chantiers du BTP plus mélangés et colorés qu’une réception d’ambassade.
Être travailleur détaché, c’est un vrai bonheur car on cesse de confondre son travail avec la vie, on entretient avec lui une distance heureuse, on est capable de comprendre enfin l’éloge de la paresse de Paul Lafargue : « Une étrange folie possède la classe ouvrière des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie est l’amour du travail, la passion furibonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture. »
Le travailleur détaché, s’il poursuit cette ascèse de détachement, arrivera en effet à un stade supérieur de compréhension du monde. Ce n’est pas lui qui se suicidera pour cause de management par la terreur dans une grande entreprise de télécommunication, dans un technocentre de l’industrie automobile ou qui s’immolera par le feu devant Pôle Emploi sous prétexte qu’on ne trouve rien à lui faire faire. Quelle vulgarité, quand on y songe, quel manque d’imagination ! Le travailleur détaché est au-dessus de ces contingences, il travaille quand il veut, comme il veut, avec le contrat de travail qu’il veut et dans la législation du pays qu’il veut.
Contrairement au travailleur attaché, et donc attaché démesurément à son travail, le travailleur détaché ne sombrera jamais dans l’excès du workalcoholism. L’histoire nous enseigne que les pires workalcoholics furent les nazis. C’étaient de vrais bourreaux de travail qui finissaient par perdre le contact avec la réalité, symptôme bien connu chez tous les dictateurs qui n’ont plus de vie en dehors du bureau et de la réalisation de leurs objectifs chiffrés. S’ensuivent chez ces gens-là, on le sait, de terribles crises de burn out qui se traduisent par des conduites irrationnelles dangereuses pour eux-mêmes et leur entourage : toxicomanie, guerre mondiale, massacre de masse, etc.
Non seulement le travail détaché est une nécessité économique mais c’est surtout une nécessité démocratique et éthique. Le modèle ultime du travailleur détaché, c’est le retraité. Il est définitivement détaché, même, le retraité. Mais comme il est désormais impossible de financer les retraites, il reste le travail détaché qui permettra aux jeunes générations de goûter cette liberté totale et cette merveilleuse disponibilité au monde qui fit le bonheur de leurs grands-parents. Ce qui ne sera que justice.
*Photo : WEBER ANITA/SIPA.00122281_000001.
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