Notre chroniqueur dit au revoir au champion de tennis espagnol qui prend sa retraite sportive
Voilà, c’est fini. Le corps a dit stop, même si la tête d’un gaucher n’abdique jamais. Trop de blessures, trop de semaines passées sur le circuit ATP, trop de balles frappées avec l’énergie et la fougue d’un possédé, trop de litres de sueur et d’entraînements à la limite. Il aura consacré la première partie de sa jeune existence au tennis, à ce jeu diabolique, éreintant, superbe d’arabesques et d’engagements physiques ; à ce jeu machiavélique où l’adversaire n’est pas un ennemi et où l’œil et la main travaillent de concert, dans un même mouvement libératoire. À 38 ans, Nadal raccrochera sa raquette en novembre prochain après la Coupe Davis à Malaga. Dans son pays, il est adoré et respecté pour sa carrière au meilleur niveau mondial et son fair-play d’hidalgo courtois. Il comptabilise 1 080 victoires. Il est la fierté de l’Espagne, son enfant chéri. Là-bas, il est intouchable. Rafa est apparu un jour de printemps sur nos postes de télé. Il portait les cheveux longs et un débardeur qui laissait dévoiler des biceps musculeux. Depuis ce jour-là, sur la terre ocre de la Porte d’Auteuil, nous l’avons aimé d’instinct, sans réfléchir, comme un petit cousin par alliance qui débarque dans la famille. Il fut d’abord le prince, puis le roi et l’empereur de Roland-Garros avec ses 14 titres. Il est arrivé à un moment de notre tennis national où nous avions des joueurs de tout premier plan mais où la perspective de gagner un grand chelem relevait de l’utopie. La marche était trop haute pour nos tricolores alors nous avons rabattu notre enthousiasme et nos espoirs sur ce latin aux belles manières et au punch ravageur. À force de briller chaque mois de mai, dans le XVIème arrondissement, Rafa était devenu un Parisien d’adoption. Durant deux semaines, tour après tour, Rafa était toujours au rendez-vous. Il y a les sportifs épisodiques qui brillent une saison puis s’évanouissent dans les profondeurs du classement. Et puis, il y a Rafa qui, année après année, sacrifice après sacrifice, a maintenu un niveau tennistique hors du commun. Il était une borne temporelle dans nos vies. Si une hirondelle ne fait pas le printemps, l’irruption de Rafa sur le Central était tout de même la promesse d’un beau tournoi. Ses frappes ont soulevé une telle ferveur à travers le monde. Les abonnés du Camp Nou connaissent intimement ce sentiment de plénitude, les soirs de match. Il avait quelque peu changé physiquement, il n’était plus le gosse de 2005. Son visage s’était affermi, ses déplacements moins stratosphériques, il restait cependant l’essentiel, ce regard concentré, pénétré par l’âme du tennis. Cette soif avide de gagner et cette résistance à l’effort extrême concouraient à la même détermination. Intacte. Imperturbable et émancipatrice. Il avait bien perdu des cheveux mais l’abandon ne fit jamais partie de son vocabulaire. On l’aimait pour son sens du dévouement dans une époque qui renie toute forme d’engagement. Quand il pénétrait sur un court, il savait que seule la victoire est belle. Au moment de quitter l’avant-scène, on pense à Richard Gasquet qui a annoncé prendre sa retraite à la fin de Roland-Garros, l’année prochaine. Ces deux-là se fréquentent depuis le tournoi des Petits As à Tarbes. On pense aussi à Roger Federer, le danseur étoile au pied léger, leur affrontement tenait de l’exercice de style et du gentlemen’s agreement. D’un côté, le taureau tempétueux, broutant la terre, massacrant la balle jaune ; de l’autre, la leçon de tennis à l’état pur, le geste dans l’expression d’une fluidité irréelle. Et puis, on pense fatalement à Djoko, le plus étincelant palmarès de l’histoire du tennis, le dernier des mohicans, qui semble courir après l’amour du public. Ce triumvirat cachait en fait un couple d’amis.
Pour comprendre l’effet Rafa, il faut l’avoir vu jouer de nombreuses fois à Roland. Depuis l’âge de douze ans, je foule les Internationaux de France, j’ai vu Connors, Noah, Leconte, Sampras, Edberg, des artistes, des cabots, des cogneurs, des relanceurs, des défenseurs patients et des attaquants suicidaires, aucun n’a réussi à arrêter le temps comme Rafa. Il entrait sur le Chatrier comme Johnny survolait le Stade de France. Les spectateurs étaient venus pour lui, le voir, sentir le frisson de son coup droit et s’inspirer de son attitude. Je me souviendrai de ces premières minutes où le match démarre souvent sur un faux rythme. Avec Rafa, de la première balle jusqu’à la balle de match, chaque coup était catapulté avec une vigueur et une joie communicatives.