Une « enquête » purement à charge sur France 2, l’organisation d’un débat « contradictoire » par « C ce soir » où la contradiction est à peine admise… L’affaire Depardieu est devenue une chasse à l’homme qui bafoue la présomption d’innocence et le secret de l’instruction. Tribune de Sabine Prokhoris, psychanalyste et philosophe.
Le 7 décembre, l’émission « Complément d’enquête » consacrée à Gérard Depardieu, a spectaculairement sonné l’hallali sur le comédien. Du gros gibier, il faut dire. On ne lésina donc pas sur les moyens du safari. L’effet fut à la hauteur des attentes du magazine dit d’investigation, qui entreprenait avec un zèle vertueux remarquable d’appliquer les décrets édictés par la sphère MeToo militante à l’encontre de cette énième (et conséquente) cible.
Échantillon de ces ukazes : ce communiqué du collectif Collages féministes de Bordeaux le 17 mai : « Nous osons le dire : Depardieu est un agresseur et un violeur. Il est inacceptable que malgré quatorze accusations de violences sexuelles à son encontre, Depardieu puisse continuer à vivre sereinement, à se produire sur scène en toute impunité, à poursuivre sa carrière avec le soutien du public ». Le collectif ajoutait : « Comment la Justice pourrait condamner un homme dont le profil est si semblable à ceux qui sont censés la rendre ? », préconisant ainsi, pour le salut du « peuple des femmes » (titre d’un récent ouvrage d’édification « féministe »), le « catch and kill » (attraper et tuer) de la Révolution #MeToo.
Message reçu cinq sur cinq par France Télévisions, C ce soir prenant quelques jours plus tard (le 13 décembre) le relais du magazine d’exécution publique – il fallait achever la bête, la dépecer comme il faut : face à six déclinaisons de Fouquier-Tinville (présentateurs inclus), un avocat pénaliste (Pierre-Henri Bovis), excellent au demeurant, peinait à se faire entendre. Le « contradictoire » paraît-il, pour un plateau « équilibré » : une voix seule, qui tentait de rappeler quelques règles élémentaires de la procédure pénale, et interrogeait les appels à la censure des films interprétés par le « monstre », et un chorus accusatoire dans lequel ne manqua ni l’allusion de rigueur à Roman Polanski, ni, on sait sur le bout des doigts son catéchisme intersectionnel, l’imputation de « racisme » et de « néo-colonialisme » (envers la traductrice nord-coréenne). De toute façon, « contradictoire » ou pas, la messe était dite. Il ne restait plus qu’à applaudir bien fort la parade télévisuelle de mise à mort.
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Rappel : après le classement sans suite en 2019 de sa plainte pour viol contre Gérard Depardieu, la comédienne Charlotte Arnould déposa plainte avec constitution de partie civile. L’acteur fut cette fois mis en examen.
Sa présomption d’innocence doit de ce fait être scrupuleusement respectée.
Les « enquêteurs » médiatiques n’en ont cure.
L’instruction est en cours. Aucun acte du dossier d’instruction ne peut donc être divulgué.
Les mêmes l’ignorent superbement : Complément d’enquête n’a pas hésité à diffuser des pièces devant rester secrètes. « Déontologie » journalistique revisitée par #MeToo.
Gérard Depardieu n’a pas été jugé : aucune importance. Comme dit la Reine rouge d’Alice aux Pays des merveilles, « la condamnation d’abord… le jugement ensuite ! » Rima Abduk Malak est pour de bon cette Reine du monde à l’envers. Passant par-dessus la tête du Président de la République, elle a ainsi jugé (moralement) bon de claironner urbi et orbi qu’une procédure disciplinaire était diligentée afin de retirer la Légion d’honneur à Gérard Depardieu. Maurice Papon jadis perdit la sienne, après (pas avant) sa condamnation pour crime contre l’humanité. Des paroles qui (c’est certain) outragent la bienséance sont donc l’équivalent d’un tel crime : pour se justifier, la Reine a fait savoir que ce n’était pas pour l’accusation de viol, mais pour ses propos (ultra) graveleux que Depardieu « faisait honte à la France » et méritait d’être ainsi déchu.
Avec un réel courage, bienvenu dans le climat délétère où il est de bon ton de se délecter de la lapidation médiatique des « prédateurs » – le vrai naufrage de l’honneur est cette obscénité-là –, le Président de la République a publiquement désavoué sa ministre et, affichant un soutien clair au comédien sans préjudice de la suite de l’affaire judiciaire, a très clairement dit qu’il « n’aimait pas les chasses à l’homme ». Tempête et hurlements – d’abord du côté de militantes du MeToo féminisme, nettement plus discrètes il y a peu face aux messages haineux reçus par Mila la « blasphématrice », y compris de la part de jeunes femmes : « Va bien te faire fourrer sombre pute. Je me ferai un plaisir de lacérer ton corps avec mon plus beau couteau »,par exemple. Même… sobriété(il leur fallait cette fois des « preuves »…) s’agissant des crimes sexuels commis par le Hamas le 7 octobre dernier – des actes monstrueux, non des mots malsonnants.
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Vent mauvais aussi contre les proches de Depardieu qui prirent fermement sa défense, à commencer par sa famille unie autour de sa fille Julie Depardieu. Quelques autres aussi osèrent s’élever contre la clameur médiatique jouissant d’immoler à la Cause un Maudit de premier choix : Nathalie Baye, Fanny Ardant et, magnifiquement libre et claire, Carole Bouquet qui dix ans durant a partagé la vie de l’acteur.
C’est autour d’une séquence « choc » que la déraison collective a atteint son comble. Dans un passage de l’émission très efficacement mis en scène pour donner le coup de grâce à Gérard Depardieu, on le voit et l’entend tenir, sur le ton de la blague (très douteuse), des propos extrêmement crus – que l’on a qualifiés de misogynes, mais qui ne sont que suprêmement grossiers, nulle détestation là-dedans. Bien sûr ils ont heurté (beaucoup moins toutefois que ne l’ont fait des slogans « féministes » tels que « celui qui doit être gazé, c’est Polanski ! », ou « Polanski, bois nos règles ! », cherchez l’erreur).
Quelques instants surtout ont mis la France en ébullition : l’on y voit Depardieu évoquer lourdement la jouissance sexuelle que peut éprouver une cavalière, et ses propos semblent concerner une fillette d’une dizaine d’années, alors à l’image. Enfer et damnation, le « monstre » « sexualisait » une enfant, en proférant des obscénités « pédocriminelles ». Son sort était désormais scellé : ces mots malvenus ne révélaient-ils pas une âme de violeur, à tendances « pédocriminelles » ? Le pire du pire.
Une polémique naquit quant au montage de la scène – était-ce réellement de la gamine que parlait Depardieu ? –, qui conduisit France Télévision à faire constater par huissier que le montage n’était pas frauduleux. Or le montage peut bien ne pas avoir été trafiqué : cela ne démontre pas que Depardieu parle de l’enfant que l’on voit au même moment à l’image. Il peut tout aussi bien parler de cavalières se trouvant tout simplement hors du champ des caméras, et ainsi absentes des rushes visionnés. L’huissier n’a entendu qu’une fois le mot « fifille ». Déduction (abusive) : c’est de la fillette que parle Depardieu. Tout le monde sait donc mieux que Julie Depardieu et les familiers de l’acteur comment il use de ce terme.
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Mais au-delà de ce point litigieux non vraiment tranché, l’émission tout entière, parce qu’elle tend vers cette acmé horrifique qui vise à rendre superflue toute preuve judiciaire, met en œuvre des procédés que l’on peut à tout le moins interroger : du maquillage façon ange d’arbre de Noël (larmes argentées au coin des yeux) de Charlotte Arnoult – que vient faire là d’ailleurs ce plan d’une photo d’elle à l’âge de quatorze ans ? –, à la séquence Corée du Nord, faite de chutes d’un documentaire de Yann Moix assemblées pour induire la conviction que ces quelques minutes démasquent enfin le « vrai » Depardieu.
Mais le plus stupéfiant reste ceci : « sexualisation » d’une enfant, s’offusque-t-on, obscénités « pédocriminelles ». Comme si les mots de fait désagréablement grivois que l’on entend soutenaient que le sexe avec des enfants est licite, ou témoignaient de quelque penchant inavouable. En plein procès de la veuve et complice de Michel Fourniret, l’absurdité saute aux yeux, indécente pour le coup.
Car croit-on vraiment que les enfants sont des créatures asexuelles ? Ignore-t-on qu’ils peuvent dès l’âge le plus tendre éprouver des sensations sexuelles ? Et qu’assez souvent de telles sensations orgastiques surviennent, intempestives, à l’occasion d’activités physiques soutenues – dont l’équitation ? Depardieu – peut-être, ou peut-être pas – s’en amuse grassement ? Horreur ! Hypocrisie, plutôt.
Beaucoup de bruit pour rien, décidément.
Mais ce rien passe aujourd’hui pour un crime.
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