Le confinement a pimenté l’assiette des Français : grands vins abordables, achat de produits frais chez les paysans, redécouverte de l’art d’accommoder les restes… De la blanquette au pain perdu, c’est au fond des vieux pots qu’on fait les meilleures recettes.
Les trois mois de confinement entreront aussi dans l’histoire pour leurs effets positifs. Ainsi, les prix des grands vins de Bordeaux ont-ils baissé de manière significative, après vingt ans de hausse continue. Pas encore suffisamment, certes, pour que les Français moyens que nous sommes puissent s’offrir un premier grand cru classé, mais, tout de même, ce miniséisme (passé inaperçu) a permis à nombre d’amateurs français de revenir vers ce vignoble d’exception, si dénigré, qui abrite tant de merveilles méconnues à moins de 30 euros la bouteille (le meilleur rapport qualité-prix du monde, en fait). Fin avril, alors que la campagne des primeurs 2019 était un désastre, plusieurs châteaux de premier plan ont décidé de frapper un grand coup en baissant leurs prix de plus de 30 % : Mouton Rothschild, Cheval Blanc, Palmer, Pontet-Canet, Branaire-Ducru… Cela a obligé les autres à faire de même. Par conséquent, les marchés étrangers ont envoyé des émissaires qui ont réussi à goûter les vins en catimini malgré la surveillance des gendarmes… Le fait de goûter en mai, et non début avril, s’est révélé être un avantage, car les vins en cours d’élevage étaient plus aboutis. Même les Américains, dont la consommation de vins français s’était pourtant effondrée depuis octobre 2019 du fait de la taxe Trump (qui s’élève à 25 %) ont acheté en masse du 2019, un beau millésime intense et frais, équivalent à 2018, mais 30 % moins cher…
Cependant, le confinement a surtout fait apparaître un changement dans le comportement alimentaire des Français, qui aura une portée historique… s’il dure (il est encore trop tôt pour le savoir). Nous avons en effet assisté à un retour à la fois forcé et volontaire à la pratique quotidienne de la cuisine. Depuis cinquante ans, cette pratique était en baisse au profit des plats industriels préfabriqués ; la transmission des recettes qui se faisait de mère en fille avait cessé. Jusqu’en 1968, on passait grosso modo près d’une heure trente chaque jour devant les fourneaux, contre moins de vingt minutes aujourd’hui.
Le confinement a fait exploser les statistiques. Les parents se sont mis à faire des crêpes et de la pâtisserie pour occuper leurs enfants. Il y a eu un retour au bon sens, notamment dans la façon de s’approvisionner : abandonnant les achats massifs en grandes surfaces, hérités des Américains depuis le début des Trente Glorieuses, les Français partis se réfugier à la campagne sont allés acheter leurs légumes, leurs œufs, leur beurre et leurs volailles en direct chez les paysans du coin. En ville, ils se sont fait livrer des produits frais à domicile ou se sont précipités sur les AMAP (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne), un système inventé en 2002 par une maraîchère vivant près de Toulon, Denise Vuillon, qui s’était inspirée du modèle américain des CSA (Community Supported Agriculture) : le consommateur s’engage à payer le paysan à l’année, lequel en retour fournit chaque semaine un panier de légumes et de fruits de saison. Ce système simple a permis de sauver de la misère des centaines de petits producteurs. Et beaucoup de parents, soucieux de ne pas empoisonner leurs enfants avec des pommes traitées 45 fois (un agriculteur bio m’expliquait cet été que pulvériser des intrants chimiques sur une plante équivaut à infliger une chimiothérapie à une personne en bonne santé) ont ainsi découvert des légumes sains et goûteux qu’ils ne connaissaient pas bien, comme la blette, qu’ils ont appris à préparer sous forme de soupe, avec des pois chiches, de la courge, du cumin, de l’huile d’olive, de la harissa et de la coriandre.
En se remettant aux fourneaux et en observant à la loupe leur budget alimentation (le premier à être rogné en période de crise), les Français ont aussi redécouvert tout un pan oublié de leur histoire culinaire : la cuisine des restes…
Le terme n’est peut-être pas très folichon, mais c’est pourtant l’essence de notre cuisine française, telle qu’elle a été théorisée par la bourgeoisie au xixe siècle, à l’image de la célèbre blanquette de veau qui, au xviiie, était faite à partir des restes de rôtis de veau de la veille.
L’alimentation n’a été considérée comme un objet d’étude par les historiens issus de l’école des Annales (comme Jean-Louis Flandrin) qu’à partir des années 1970. Ceux-ci ont compris que savoir ce que mangeaient nos ancêtres permettait d’aller au plus près de la réalité sensible de leur époque. Comme l’a montré Pierre Chaunu, c’est l’histoire de l’alimentation qui a permis de repérer les premiers symptômes de la déchristianisation de notre pays, dans la seconde moitié du xviiie siècle, quand les Français des villes ont peu à peu cessé de faire carême et de manger maigre le vendredi.
Fondée sur le refus de gaspiller et sur l’idée qu’un plat est souvent meilleur le lendemain, la cuisine des restes, remise à l’honneur pendant le confinement, n’est pas un retour au passé moisi, c’est au contraire une cuisine moderne, adaptée à la crise économique et écologique. C’est l’immémorial pot-au-feu qui engendre le lendemain deux plats au choix : le hachis parmentier gratiné au four ou le bœuf mironton (le plat des concierges qui embaume les cages d’escalier des immeubles parisiens chez Balzac et Simenon). C’est la bonne vieille poule au pot, cuite au moins deux heures dans un bouillon de légumes de saison, et dont les restes, le lendemain, seront recyclés à la poêle avec des oignons et de l’ail fondus dans du beurre, le tout servi avec du riz ou des pommes de terre. Le surlendemain, la poule au pot dure encore avec sa carcasse dont on fait un bouillon de volaille pour préparer un délicieux risotto au safran.
C’est la soupe aux oignons qui était faite à partir des épluchures, dans les bistrots des Halles. C’est l’œuf en meurette que l’on cuisait en Bourgogne dans les restes du coq au vin. C’est le pounti du Cantal, une terrine paysanne aigre-douce que l’on fait toujours à partir des restes de pain rassis, de viandes de la veille, de lentilles cuites, d’herbes de toutes sortes, de pruneaux et de poitrine fumée… Un bonheur en entrée avec une bonne salade au vinaigre de framboise. C’est la brandade de morue. Et que dire du pain perdu, le dessert le plus « misérable » qui soit, fait de vieilles tranches de pain trempées dans des œufs battus dans du lait et du sucre, que l’on fait frire dans une poêle avec une noix de beurre ?
Tous ces plats de restes nous touchent, car ils sont habités par quelque chose qui nous dépasse : ce sont des inventions collectives. Alors que la cuisine des grands chefs n’a jamais été aussi complexe et sophistiquée, il est savoureux de demander à nos plus renommés spécialistes de la gastronomie quel est leur plat préféré, celui qui les émeut le plus et qu’ils aiment préparer à leurs proches. François Simon : la pintade rôtie à la broche. Jacky Durand : le bœuf-carottes. François-Régis Gaudry : la soupe aux haricots cocos de sa grand-mère corse. Preuve qu’on ne mange que du sentiment et de l’imaginaire, et qu’on ne rêve plus que de jardin potager, de potée au feu de bois, de lenteur, de rythme naturel et de petites communautés, quelque part entre le Mon Oncle de Jacques Tati (1958) et l’Alexandre le bien heureux d’Yves Robert (1968), deux films visionnaires.
D’un point de vue philosophique, l’idée de transformer et de recycler un plat est d’autant plus fascinante qu’elle vérifie et confirme le second principe de la thermodynamique de Carnot, à savoir l’entropie, l’irréversibilité de l’usure physique du monde : il n’y a pas d’éternel retour, on ne peut pas recycler une poule à l’infini… La cuisine des restes est la seule vraie, car elle exprime ce fait d’un cosmos qui est né, évolue et finira.
Dans le contexte actuel, le rôle des « grands chefs » est crucial : plutôt que de se livrer à des émissions de showbiz complètement ridicules où la cuisine spectacle est une compétition, ils rendraient vraiment service en montrant aux Français comment mettre la main à la pâte peut être non seulement un plaisir simple, mais aussi un moyen de moins gaspiller, de moins polluer et, en prime, d’être créatif : ah, le plaisir d’associer la figue et la noix, le melon et le poivre, la sardine et le raisin frais !
Depuis quelques années, ce retour à ce qui est bon et propre va de pair chez certains chefs à un très pertinent rejet du frigo, comme chez Armand Arnal, chef étoilé de La Chassagnette, en pleine Camargue, où les tables sont disposées en plein air au milieu d’un immense jardin potager de deux hectares : « Le frigo tue le goût des produits, je suis très fier de pouvoir m’en passer et de faire comme les paysans d’autrefois qui mettaient leurs faisselles de chèvre à l’ombre sous l’escalier… » À Paris, le grand Nordine Labiadh, du restaurant À Mi-Chemin, milite quant à lui depuis longtemps pour convaincre ses clients d’oublier leur frigo et de consommer plus de produits secs riches en sels minéraux comme le pois chiche, la lentille, le haricot tarbais, sans oublier la pomme de terre qui est excellente pour la santé (elle absorbe l’excès d’acidité omniprésente dans notre alimentation industrielle)… Son exquise brandade de fromage de chèvre, figues, miel, cumin, huile d’olive et citron est un exemple d’entrée très simple composée à partir de petits « riens » conservés dans un garde-manger…