Le débat sur la reconstruction de la flèche de la cathédrale de Saint-Denis confronte deux conceptions du patrimoine. D’un côté, la volonté des élus et des habitants de retrouver le superbe de l’édifice, de l’autre, l’implacable doctrine du « en l’état » défendue par de nombreux chercheurs. Est-il revenu, le temps des cathédrales ?
La ville de Saint-Denis est le théâtre d’un événement exceptionnel : la reconstruction d’une flèche de cathédrale [1] ! Le projet est poussé depuis des décennies par la municipalité, longtemps communiste, et semble susciter dans cette ville multiculturelle une belle adhésion. Malheureusement, de nombreux scientifiques et universitaires s’y opposent. En effet, cette restauration heurte la doctrine patrimoniale de notre époque, principalement défensive.
Un peu d’histoire
Au début du xiie siècle, dans les années 1130-1140, la riche abbaye de Saint-Denis bénéficie de la présence à sa tête d’un homme particulièrement entreprenant, l’abbé Suger, également conseiller du roi. Il met en chantier une église grandiose. Cette architecture nouvelle va faire école : cela s’appellera l’art gothique et il produira une floraison de cathédrales – en France, puis en Europe.
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Suger contribue aussi à affirmer une nouvelle conception du catholicisme favorable à l’art et à l’architecture. Ce tournant ne passe pas inaperçu dans l’Église et une controverse s’engage aussitôt avec Bernard de Clairvaux. Ce dernier est surtout connu pour avoir prêché la deuxième croisade et plaidé sur le tard en faveur des communautés juives rhénanes, après avoir lui-même connu des débuts fort antisémites. Le point important, pour ce qui nous occupe, est que, pour lui, la foi chrétienne est synonyme de pauvreté et mortifications, et absolument contraire au faste et aux décors. De nos jours, on le qualifierait sans doute d’intégriste. Suger et Bernard de Clairvaux échangent leurs arguments. Suger maintient ses conceptions et en fait même graver un résumé sur les murs de son église. Son idée tient en deux volets : primo, l’art vaut non par ses matériaux, aussi précieux soient-ils, mais par le travail humain qui le guide et le façonne : « N’admire ni l’or ni la dépense, mais le travail de l’œuvre. » Secundo, l’art produit un effet, un sentiment qui élève l’âme, donc la rapproche de Dieu : « L’esprit engourdi s’élève vers le vrai à travers les choses matérielles. » En fin de compte, Suger impose à l’Europe un modèle architectural et une doctrine propice à l’art.
Intempéries
La construction s’achève à la fin du xiie siècle. À cette date, l’abbatiale s’enorgueillit, non seulement de sa façade avec porches et rosace, mais encore d’un clocher (à droite) et, pour finir, d’une flèche très aiguë, haute de 85 mètres (à gauche). La basilique abrite aussi une nécropole royale où les Capétiens cohabitent avec les Mérovingiens et les Carolingiens dans une idée de continuité dynastique. La Révolution s’applique à ravager les tombes royales et à en récupérer les métaux. Cependant, le bâtiment arrive à peu près en l’état au début du xixe siècle. Malheureusement, en 1834, la foudre frappe la flèche. Elle est si abîmée que l’architecte François Debray doit la démonter pierre par pierre avant de la remonter à l’identique. Toutefois, il ne touche pas aux maçonneries situées en dessous, plus fragiles qu’il le croit. Nouveau coup dur en 1846 : une trombe exceptionnelle balaie Saint-Denis. Elle ébranle et fissure gravement la flèche. On s’aperçoit à cette occasion que les étages inférieurs, c’est-à-dire la tour (base carrée de la flèche) et le massif (façade) présentent de graves défauts. Les joints datant du Moyen Âge sont défectueux. Leur consistance est sableuse. Ils ne lient pas les pierres. Il s’agit probablement d’un problème de cristallisation remontant à l’origine de la construction. En outre, un incendie ancien a brûlé les tirants en bois qui jouent un rôle comparable à celui des fers dans notre béton armé. La flèche lézardée repose donc sur un mur en pierres non jointées et menace de s’écrouler.
On appelle alors le jeune Viollet-le-Duc. En 1847, il dépose en urgence la flèche et la tour sous-jacente. Il ne reste alors qu’une sorte de trognon. L’aspect général de la basilique est dramatiquement appauvri, mais c’est provisoire, dit-on. Viollet-le-Duc hésite sur la conduite à tenir, il est encore débutant, mais finalement, il abandonne ce projet et part vers d’autres chantiers. On jure aux habitants qu’on va bientôt s’occuper de leur flèche. Ils vont patienter un siècle et demi.
Le Parti communiste adore la flèche
La flèche reste présente dans les esprits, à la façon de ces membres amputés qui continuent de se faire sentir. Le témoignage le plus curieux en est que les cartes postales éditées pour les visiteurs s’obstinent à montrer sur une moitié l’état provisoire de la basilique et sur l’autre l’état complet. Les demandes de reconstruction s’intensifient avec la municipalité communiste conduite par Marcelin Berthelot (1927-1997) à ne pas confondre avec le chimiste du même nom. Le maire n’en démord pas : il veut sa flèche ! Son équipe est très sensible aux questions d’urbanisme et d’architecture, même si certaines de ses réalisations sont à nos yeux très datées.
La reconstruction, qui semble enfin décidée, est le fruit d’une impressionnante et émouvante ténacité. Pour les élus locaux actuels et pour une bonne part de la population, c’est aussi une façon fédératrice de démentir l’image de « banlieue difficile » qui colle à Saint-Denis.
« La basilique n’a pas besoin de flèche »
En septembre et octobre derniers, une tribune s’opposant à la restauration a été publiée dans divers médias, comme Le Monde, Le Point et La Tribune de l’art. Aux yeux des 130 signataires, la plupart universitaires et scientifiques, « la basilique n’a pas besoin de flèche ». Ils voient dans ce projet du « vandalisme », un « faux », « une dénaturation », etc.
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Leurs arguments techniques sont de trois ordres. D’abord, il est prévu d’injecter des liants pour renforcer les joints d’origine qui sont défectueux. Cela n’aura pas d’impact visuel, mais consolidera le soubassement de la flèche sans avoir besoin de le déposer. Ensuite, des interrogations concernent les pierres qui seront utilisées. S’agira-t-il vraiment des pierres taillées au xiie siècle par des artisans du Moyen Âge, ou de pierres du xixe, voire du xxie ? Enfin, il pourrait y avoir, au voisinage des fondations, des espaces archéologiques nécessitant des précautions particulières.
Ces préoccupations, aussi légitimes soient-elles, paraissent cependant relever de l’ordinaire des chantiers du patrimoine : les fouilles éventuelles sont encadrées ; on peut tailler des pierres de remplacement ; même chose avec le jointage et les renforts si besoin. En réalité, ce qui oppose partisans et détracteurs de la flèche est plus profond, ce sont probablement les finalités mêmes de l’opération. On a affaire à deux cultures du patrimoine qui se comprennent mal, l’une que j’appellerais la restauration négative et l’autre, symétriquement, la positive.
Restauration négative et restauration positive
L’attitude la plus courante à l’heure actuelle en matière de restauration peut être qualifiée de négative, non pas pour y ajouter une nuance péjorative, mais pour dire que son souci premier est d’empêcher tout ce qui pourrait abîmer ou travestir nos héritages patrimoniaux. C’est un indispensable garde-fou. Il suffit de se souvenir des projets délirants qui ont fleuri après l’incendie de Notre-Dame pour saisir toute l’utilité de cette exigence.
L’excès des meilleures choses présente cependant parfois des inconvénients. La restauration négative est souvent guidée par des considérations principalement scientifiques et historiques. Le sens artistique qui est au cœur même de la création y fait figure de parent pauvre. On y parle beaucoup d’authenticité, mais c’est une authenticité physico-chimique qui fait peu de place à la fidélité à l’inspiration des auteurs. La réalité de l’art réside dans la force de ses apparences, non dans la fétichisation de ses moyens. Il y a quelque chose d’inapproprié à essentialiser les matériaux. Posons-nous donc cette question : si Suger et ses successeurs revenaient parmi nous, ne seraient-ils pas évidemment pro-flèche ?
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Les signataires de la tribune parlent en fin de compte de la basilique de Saint-Denis non comme d’un bâtiment inspirant, mais plutôt comme d’un site archéologique où il reste encore beaucoup à étudier. Dans cette perspective, une flèche plantée là, au xxie siècle, par l’entreprise Bouygues n’a pas plus d’intérêt à leurs yeux qu’un supermarché construit sur une zone de fouilles paléolithiques.
La seconde tradition patrimoniale est celle de la restauration positive, qui consiste à faire revivre un monument en recréant ce qui est détruit, voire n’a jamais existé. L’inspiration artistique y prend toute sa place, parfois au détriment des considérations scientifiques. Cette sensibilité connaît son heure de gloire au xixe siècle, notamment avec Viollet-le-Duc. De nombreux bâtiments comme Notre-Dame de Paris, le mont Saint-Michel, les hospices de Beaune, les remparts de Carcassonne, etc., sont en bonne partie des créations du xixe siècle. Comme la cathédrale de Cologne, particulièrement saisissante. Sans cet effort gigantesque, notre patrimoine monumental serait peut-être plus authentique aux yeux de quelques puristes, mais il serait aussi beaucoup plus terne. Bien sûr, les libertés acceptées à cette époque comportent aussi des risques non négligeables. C’est pourquoi la restauration est désormais encadrée par des règles strictes, codifiées pour l’essentiel par la Charte de Venise.
Modèle à suivre ?
La flèche de Saint-Denis est l’un des rares exemples contemporains où une reconstruction vise à rétablir un édifice dans sa beauté perdue. Jusqu’à présent, on a plutôt assisté, soit à des projets avortés (Chambord) soit, pire, à des retours puristes à un état primitif (dérestauration de Saint-Sernin à Toulouse). Par ailleurs, à Saint-Denis, le dessin d’origine paraît sérieusement respecté et les controverses techniques ne paraissent pas insurmontables. En réalité, quoi qu’en disent les détracteurs, le projet concilie plutôt bien les composantes positives et négatives de la restauration. Aussi faut-il probablement se réjouir de ce chantier rare et courageux.
Les auteurs de la tribune disent vouloir éviter que cette affaire donne des idées à d’autres élus locaux. Eh bien, ils ont tort. Souhaitons au contraire, non seulement que la flèche soit reconstruite, mais aussi qu’elle fasse école, pour qu’une conception plus artistique de la restauration permette à d’autres bâtiments de revivre !
[1] D’abord abbatiale (église d’une abbaye) et basilique (église remarquable ou royale), l’église Saint-Denis est cathédrale (siège d’un évêque) depuis 1966. Cependant, dès son origine, elle a la grandeur et le prestige de ce que l’on appelle couramment une cathédrale.