C’est l’un des restaurants les plus discrets de Paris, c’est aussi l’un des plus célèbres. Depuis 1967, chez Le Duc, le poisson est roi. Les frères Minchelli ont révolutionné la façon de le déguster en le servant juste saisi, voire cru, accompagné de produits simples et nobles.
Chacun de nous a éprouvé un jour une envie de mer aussi mystérieuse qu’irrépressible… Pour Herman Melville, l’auteur de Moby Dick, prendre le large était la seule façon de se laver l’âme. Dans l’ambiance mortifère du deuxième quinquennat de Monsieur Macron, la fraîcheur vivifiante du goût de la mer est un baume ! Pour cela, une seule adresse : le restaurant Le Duc, situé sur la partie haute et lumineuse du boulevard Raspail, à Paris, l’un des rares établissements français capables aujourd’hui de rivaliser avec les légendaires restaurants de pêcheurs du Pays basque espagnol (comme le fameux Elkano à Getaria, près de San Sebastian) où le poisson, pêché le matin même, est très légèrement cuit à la braise, encore juteux, iodé et gorgé de sucs, juste assaisonné d’un trait d’huile d’olive et de fleur de sel… Dans le langage des prestidigitateurs, la promesse, c’est l’annonce faite au début du tour de magie que quelque chose d’extraordinaire va se produire. Chez Le Duc, la promesse de passer un bon moment et de savourer les meilleurs poissons est toujours tenue, à l’image du décor immuable créé par Slavik en 1967… Alors que la scène gastronomique parisienne somnole et affiche deux de tension à quelques semaines des Jeux olympiques, nous conseillons de redécouvrir cette illustre maison qui a révolutionné la cuisine de la mer.
À l’origine, il y a deux Corses natifs de Marseille : les frères Jean et Paul Minchelli. Au début des années 1960, ils ouvrent un petit restaurant de poissonsau port de La Flotte, dans l’île de Ré, où ils sont fascinés par la façon très simple et très épurée dont les pêcheurs préparent le bar, à des années-lumière d’une tradition culinaire française qui vise à trop cuire le poisson et à le couvrir de crème et de beurre… Après s’être fait la main, ils montent à Paris et ouvrent le 11 mars 1967 ce qui sera leur grand restaurant. Pourquoi Le Duc ? Un clin d’œil à un personnage immortalisé par Alexandre Dumas qui abercé leur enfance : le duc de Buckingham, amant de la reine Anne d’Autriche, et qui s’est illustré en faisant le siège de l’île de Ré et de La Rochelle en 1627.
Entre les deux frères, le partage des tâches est clair : Jean s’occupe des achats aux Halles, Paul fait la cuisine.
Dès l’ouverture, un personnage insolite, le décorateur russe Slavik (qui vient de créer le Drugstore Saint-Germain) insiste pour qu’on lui serve… du poisson cru ! À l’époque, la chose est inimaginable, car les grands chefs français n’ont pas encore fait le voyage au Japon.
Les Minchelli sont ainsi les premiers à explorer cette voie du cru. Très vite, ils mettent au point les recettes qui seront celles de leurs plats-signature : le bar cru servi sur des toasts à l’ail, les langoustines rôties au gingembre, le Saint-Pierre tranché cru légèrement cuit avec du beurre fondu mélangé à de la vodka Zubrowka à l’herbe de bison (une avoine odorante qui pousse dans la forêt de Bialowieza, en Pologne, et qui exhale un agréable parfum de vanille).
Le scandale et le succès sont fulgurants. Du jour au lendemain, les deux frères sont sacrés « rois du poisson » par Gault&Millau, leur cuisson « rose à l’arête » inspire la fameuse escalope de saumon à l’oseille des frères Troisgros à Roanne, et ils posent dans Paris Match aux côtés des plus grands chefs de l’époque. Cependant, ils se démarqueront toujours d’eux en refusant de vendre leur image (et leur âme) à l’industrie agroalimentaire, contrairement, hélas, à Paul Bocuse (William Saurin), Michel Guérard (Findus), Alain Senderens (Carrefour), Joël Robuchon (Fleury Michon) et tant d’autres étoilés transformés en Janus bifrons : d’un côté l’artisan artiste préparant des chefs-d’œuvre éphémères, de l’autre, le financier et le consultant de grands groupes adeptes d’additifs, de sous-vide et de congelé.
Dans les années 1970-80, le Tout-Paris du cinéma, de la politique et de la finance mange chez Le Duc en toute discrétion, non pour se montrer mais pour le plaisir : Claude Berri, Polanski, Adjani, Duras, Sagan, Gainsbourg, Mitterrand… À l’époque, le grand rival en matière de cuisine de la mer, le Divellec, passe son temps à claironner les noms des personnalités attablées chez lui. Chez Le Duc, ce n’est pas la même chanson : « On ne vous dira pas qui sont nos clients, car ils ne veulent pas que l’on parle d’eux, ils viennent ici pour se détendre et pour prendre du plaisir », dit-on encore aujourd’hui, même si le restaurant a perdu 30 % de sa clientèle en dix ans à cause de l’impossibilité de circuler dans Paris.
Pour Dominique Minchelli, fils de Jean, le constat est sévère : « La plupart des restaurants gastronomiques sont devenus trop techniques, trop cérébraux, trop prétentieux. Les clients y vont pour analyser l’assiette, il n’y a pas de cœur… Nous, notre tradition depuis l’origine, c’est d’offrir un moment de détente. Ainsi, les clients qui ont réussi à venir à midi pour un déjeuner d’affaires reviennent le soir même pour regoûter leur plat préféré, commele saumon d’Écosse cuit au sel servi avec une purée de pommes de terre de Noirmoutier. »
Sur les pas de son père, Dominique met toujours un point d’honneur à n’acheter que des poissons sauvages de saison, pêchés à la ligne par de petits bateaux (et non par des chaluts racleurs de fonds). « Il n’y a plus de poissons en Méditerranée et la sole est devenue un mets rare qu’il faut absolument épargner l’hiver quand elle se reproduit. On essaye de compenser par des poissons exotiques comme le barracuda ou le poisson-perroquet. »
D’un naturel chaleureux, Dominique a aussi hérité de l’humour de ses ancêtres : « Alors, tu fais la pause mosquée ?» dit-il à son serveur musulman qui travaille ici depuis dix-huit ans… « Comme vous le voyez, le ramadan a été parfaitement intégré dans nos cuisines, preuve que tradition française et islam peuvent finalement très bien cohabiter ! »
Le Duc
243, boulevard Raspail, 75014 Paris
www.restaurantleduc.com
Menu déjeuner à 55 euros. Plats « classiquesde la maison » de 35 à 72 euros.