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Requiem pour Alexandrie


Requiem pour Alexandrie

L’ironie de l’histoire, c’est qu’en Egypte – comme en Syrie où le mouvement est interdit depuis les émeutes de 1982, mais aussi en Algérie et dans bien d’autres pays – les Frères ou leurs cousins sont devenus les champions de la démocratie. Ce sont eux qui réclament des élections libres, eux encore qui dénoncent des régimes autocratiques et corrompus, eux toujours qui défient ces régimes, souvent les armes à la main. Certes, on a toutes les raisons de penser que la démocratie n’est pour eux qu’un instrument de conquête du pouvoir et que, si on les laissait y parvenir, ils instaureraient, au mieux, une démocratie sans tolérance, autrement dit une dictature de la majorité. Nourrie par le cynisme et la cupidité des gouvernants, la popularité de « barbus » qui sont souvent les seuls à se préoccuper du sort des classes misérables, n’en est pas moins réelle.

Alexandrie fut une idée autant qu’un lieu, une idée qui aurait pu donner naissance à une culture politique libérale et tolérante. Tout indique qu’elle n’aura été qu’une parenthèse dans l’histoire de l’Egypte. Que sont les Alexandrins devenus ? Où sont-ils, les Omar Sharif, Youssef Chahine, Georges Moustaki ? Où sont les commerçants grecs et italiens ? Où sont les juifs, les coptes, les catholiques ? Délaissés par le régime et, de plus en plus, ostracisés par le reste de la nation, les coptes cairotes n’ont guère de chance d’engendrer de nouveaux Boutros-Boutros Ghali. Bien sûr, on peut apprécier diversement l’œuvre de ces personnages. Une chose est sûre : l’Egypte actuelle est incapable d’assumer leur héritage, incapable de nourrir en son sein une jeune génération ouverte sur Paris et New York, anglophone et francophone. Elle peut fournir des combattants soldats à al-Qaeda, comme en témoigne le cas d’Omar Abdel-Rahman, et plus encore nourrir sa réflexion, mais sa culture se meurt. Elle a dilapidé le capital accumulé durant la période coloniale, qui fut la sève dont elle s’est nourrie durant quelques décennies. Cadeaux d’adieu de ces pays qu’on appelait alors les grandes puissances, les Youssef Chahine, les Boutros Boutros-Ghali sombreront dans l’oubli, effacés par une histoire réécrite qui ne sait que faire d’eux. Avec Chahine, c’est un peu Alexandrie qui meurt, c’est-à-dire une idée de l’Egypte et de l’arabité.

Laissons le dernier mot à un autre Alexandrin, Constantin Cavafy, né cinq ans avant le cinéaste et mort en 1963, quand le pire n’était pas certain.

En attendant les Barbares

« Qu’attendons-nous, rassemblés sur l’agora ?
On dit que les Barbares seront là aujourd’hui.

Pourquoi cette léthargie, au Sénat ?
Pourquoi les sénateurs restent-ils sans légiférer ?

Parce que les Barbares seront là aujourd’hui.
À quoi bon faire des lois à présent ?
Ce sont les Barbares qui bientôt les feront.

Pourquoi notre empereur s’est-il levé si tôt ?
Pourquoi se tient-il devant la plus grande porte de la ville,
solennel, assis sur son trône, coiffé de sa couronne ?

Parce que les Barbares seront là aujourd’hui
et que notre empereur attend d’accueillir
leur chef. Il a même préparé un parchemin
à lui remettre, où sont conférés
nombreux titres et nombreuses dignités.

Pourquoi nos deux consuls et nos préteurs sont-ils
sortis aujourd’hui, vêtus de leurs toges rouges et brodées ?
Pourquoi ces bracelets sertis d’améthystes,
ces bagues où étincellent des émeraudes polies ?
Pourquoi aujourd’hui ces cannes précieuses
finement ciselées d’or et d’argent ?

Parce que les Barbares seront là aujourd’hui
et que pareilles choses éblouissent les Barbares.

Pourquoi nos habiles rhéteurs ne viennent-ils pas à l’ordinaire prononcer leurs discours et dire leurs mots ?

Parce que les Barbares seront là aujourd’hui
et que l’éloquence et les harangues les ennuient.

Pourquoi ce trouble, cette subite
Inquiétude ? – Comme les visages sont graves !
Pourquoi places et rues si vite désertées ?
Pourquoi chacun repart-il chez lui le visage soucieux ?

Parce que la nuit est tombée et que les Barbares ne sont pas venus
et certains qui arrivent des frontières
disent qu’il n’y a plus de Barbares.

Mais alors, qu’allons-nous devenir sans les Barbares ?
Ces gens étaient en somme une solution. »

Septembre 2008 · N°3

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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