Entre une partie des Français de confession musulmane et le reste de la société, deux perceptions du monde se côtoient et sont amenées à se confronter de plus en plus souvent. Le gouffre est énorme. Les concepts et définitions des valeurs que promeut notre pays diffèrent et sont détournés par cette frange des musulmans qui ne voient le monde qu’à travers le prisme de l’islam, quand d’autres musulmans considèrent leur religion comme intime. Les débats qui agitent notre société sont faussés par ces malentendus. Le dialogue de sourd est patent et explique le décalage entre les discours politiques et la réalité. Nos élus répètent inlassablement que la laïcité est la possibilité de croire ou de ne pas croire, d’avoir une religion ou pas, de la pratiquer ou non et de pouvoir changer de religion si on le souhaite. Pour le voile, c’est la possibilité de le mettre ou de le refuser. Ils ont ainsi l’illusion d’être les garants de la laïcité et de la liberté des femmes. Car si la société a plus ou moins bien compris ce qu’est la laïcité, une partie d’elle-même considère que cela ne la concerne pas, la détourne allègrement (voire la rejette) et la réduit uniquement à la liberté religieuse.
Inimaginable de quitter l’islam
Pour cette frange des musulmans, la possibilité de changer de religion, ou pire encore, de ne pas croire, est inimaginable. Pourquoi ? Parce que cela ne concernerait que les non-musulmans. Son islamité est son identité première face à une société dans laquelle elle se reconnait si peu. Sa citoyenneté n’est que le moyen de revendiquer sa religiosité. La communauté religieuse prime sur la liberté individuelle. Tout désir d’émancipation des traditions communautaires ou du dogme est perçu comme une trahison. « L’égaré(e) » subit alors une sorte d’excommunication par des propos tels que « collabeur », « arabe de service », « athée » (une insulte dans leur esprit), etc. Une pression qui ne dit pas son nom mais qui est bien ancrée.
Laïcité à la carte islamique
Les limites posées à ces revendications par le cadre républicain sont vécues comme une injustice, voire du racisme. Cette frange des musulmans est convaincue que les pouvoirs publics trahissent la laïcité dont elle a sa propre définition. Elle ne voit pas l’universalisme comme la possibilité donnée à chacun de faire réellement ses propres choix, mais comme une menace brandie par la société qui amènerait les musulmans à falsifier ou à abandonner l’islam. Ce qui explique sa motivation affichée à défendre la laïcité pour la liberté religieuse, mais d’en détourner le sens pour aussi s’en protéger. Un bon exemple est celui du sapin de Noël dans les écoles publiques. Certains parents musulmans réclament, au nom de la laïcité, le retrait de ce qu’ils croient être un symbole chrétien. Mais ces mêmes parents n’hésitent pas à demander aux mêmes écoles des aménagements inspirés par leurs croyances, au nom de la liberté religieuse garantie par la laïcité. La confusion est totale.
Le débat autour du voile est l’exemple le plus frappant de ce gouffre. Les intégristes le considèrent comme une obligation, mais par une rhétorique bien troussée, cette obligation peut être ou non « choisie ». Tout le malentendu est là. Car si le voile est une obligation, il ne peut y avoir de choix. La présentation de ce « choix » est trompeuse. Il n’est pas dans celui de le porter ou non, mais dans celui d’être une bonne musulmane ou pas, le voile étant le label du bon choix.
Hijab ou damnation
Les propos de ces musulmans séduits par l’islamisme montrent le décalage dans la perception des concepts. Pour eux, la femme est libre. Libre de choisir la pudeur, la dignité et la décence que lui offrirait le voile. Elle est ainsi libre de ne montrer ses cheveux et sa peau (ce qu’ils appellent « sa beauté ») qu’à sa famille ou à son mari. Car « son corps est une perle, un bijou, dont le voile lui sert d’écrin » (la comparer à un objet sexuel dont le voile lui sert d’emballage serait plus juste mais moins valorisant). Elle est libre d’être respectable. Mais elle est tout aussi libre de choisir l’autre chemin, celui d’être une « pute ». Il y a un bon et un mauvais choix, mais les deux sont possibles, selon eux. Seulement ensuite, il ne faudra pas se plaindre… Sans parler du risque de brûler en enfer. Il n’y a donc, d’après eux, aucune contrainte puisqu’elle aurait « librement choisi » de se voiler.
Convaincre, non pas contraindre directement, pour amener la musulmane à « choisir » sa servitude, telle est la méthode. La culpabiliser, la rendre responsable de tous les maux phalliques et la faire vivre dans la hantise d’un châtiment divin si la moindre parcelle de peau ou mèche de cheveux est à l’air libre en est le moyen.
Le voile comme droit
Cette soumission à la libido masculine devient une soumission à Dieu pour désamorcer toute remise en cause. Le voile pouvant ainsi être imposé à la société au nom de la liberté religieuse. Le faire au nom du sexisme serait moins porteur. Pour faire un véritable choix, les musulmanes devraient pouvoir choisir entre différentes possibilités théologiques. Or, ce n’est pas le cas. Toute tentative des musulmans modernistes de contredire les intégristes est condamnée. Au bout de plusieurs mois, voire années, d’un tel apprentissage culpabilisant, quel « choix » fera une musulmane sensible à ces propos ? Les discours républicains pèsent si peu face au châtiment divin martelé par les islamistes. Voilà pourquoi les femmes voilées refusent de retirer leur voile si elles se trouvent en présence d’hommes, quelles que soient les circonstances, même si cela empêche d’obtenir un emploi. Le refus de retirer le voile quoi qu’il en coûte est bien la preuve d’un conditionnement où le libre choix n’a pas eu sa place dans la construction de cette intransigeance.
Dialogue de sourds
Cette définition particulière du « libre choix » explique le dialogue de sourds et rajoute de la confusion au concept d’émancipation. Certaines femmes voilées déclarent que le voile les émancipe. Le malentendu réside là encore dans la perception du terme. En effet, les musulmanes « tendance Frères musulmans » veulent avoir un emploi (les salafistes restent à la maison). Toute leur communication autour de l’émancipation réside dans cet angle. Or c’est trompeur. Le voile les empêche d’accéder à certaines professions, comme celles de la fonction publique. Car les femmes voilées, dont certaines prétendent défendre la laïcité, refusent d’appliquer la neutralité religieuse demandée aux fonctionnaires. Elles se ferment ainsi de nombreuses portes. Plusieurs métiers du secteur privé sont également incompatibles avec le port du voile pour diverses raisons.
Mais cette partielle émancipation professionnelle cache l’absence d’émancipation dans l’absolu. Car l’émancipation se construit d’abord par l’autonomie de son corps. Or chez les intégristes, le corps féminin reste lié à la communauté. Un corps public soumis à tous les enjeux. La réputation familiale repose sur les épaules des filles. Le mythe de la virginité reste vivace : une femme non mariée doit rester vierge, même si elle a 40 ans. De sa naissance à sa mort, son corps ne lui appartiendra jamais. Les tenues vestimentaires, les déplacements, les relations avec le sexe opposé, sont (auto)contrôlés afin d’éviter tout risque de tentation dont seule la femme serait responsable. Le voile en est le sceau. La valeur d’une femme ne se mesure donc pas à sa réussite professionnelle ou à ses qualités humaines. Elle se mesure à ce qu’elle fait de son entrecuisse. En cela, elle sera toujours inférieure à l’homme en dignité et en droits.
Contre le voile ? Raciste !
Mais dans les débats, le malentendu réside là encore dans la perception : quand les uns pointent le sexisme du voile qui renvoie au corps, les autres pointent la partielle émancipation professionnelle d’une partie de ces femmes.
Une fois la décision prise, la femme voilée affirme que c’est son choix, sa liberté. Alors pourquoi tenter de comprendre le processus de voilement et le remettre en question ?
Comment ose-t-on même le critiquer ? Lorsque les opposants aux islamistes, y compris des musulmans, expriment leur opinion sur le sexisme du voile, les pro-voile brandissent les accusations de racisme, d’intolérance et de blasphème. Cette vision particulière du débat démocratique illustre leur victimisation permanente qui permet d’esquiver toute remise en question et de créer une confusion encore plus profonde : le sexisme du voile se transforme en « féminisme islamique ».
L’usage de termes communs auxquels on attribue des définitions différentes explique le dialogue de sourd, fruit du décalage entre l’intégrisme musulman et les valeurs républicaines.
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