Soixante-dix ans après l’épuration anticommuniste menée par le sénateur Joseph McCarthy, une nouvelle paranoïa saisit les Etats-Unis. Tout livre, oeuvre, professeur ou acteur non conforme à la doxa antiraciste est aujourd’hui menacé de boycott. Au point de susciter des remous jusque dans les rangs progressistes. Reportage.
Elle est timide. On l’entend à peine, alors qu’elle replie son masque au-dessous de son nez, comme s’il s’agissait d’un tube de dentifrice : « Ça m’empêche de respirer l’air pur. Vous verrez que d’avoir dit ça, rien que ça, d’avoir mis mon masque sous les narines, ça me vaudra des ennuis »… Il aura fallu un événement aussi anecdotique qu’un jeu pour enfants pour qu’elle ose enfin parler. Mary-Ann (son vrai prénom) Graham (« vous pouvez m’appeler comme ça ? ») est membre de la puissante American Federation of Teachers, un syndicat affilié à la non moins puissante AFL-CIO, qui regroupe environ 1,8 million d’enseignants à travers les États-Unis. Institutrice en troisième grade (l’équivalent de notre CE2) à Kansas City, dans le Missouri, cette enseignante de 52 ans qui, dit-elle, « a toujours voté démocrate » et ne manquera pas « d’envoyer aux oubliettes de l’histoire américaine cet abruti de Donald Trump » s’est étranglée en apprenant la dernière trouvaille de ses collègues progressistes… « Dans mon école, à la rentrée prochaine, nous allons interdire aux enfants de jouer au jeu du pendu [« The Hangman », NDLR]. Un jeu qui, pourtant, amusait les élèves et leur permettait de pratiquer l’orthographe… On a eu des consignes : le prof qui autorisera ce jeu sera fichu à la porte, rien que ça ! » se lamente-t-elle.
J’ai toujours voté démocrate mais…
« Attendez, dit-elle en se resservant une vodka-tonic comme si elle était stressée… J’ai toujours été antiraciste. Je suis née en 1968, l’année de la lutte, ultime et humble (et elle insiste sur ce dernier mot en détachant les syllabes « hum–ble ») contre les inégalités raciales. Mes parents, enseignants eux-mêmes, ont toujours eu à cœur de combattre les injustices faites aux minorités et notamment aux Afro-Américains. » Mais, poursuit-elle, « nous expliquer que le jeu du pendu est la parabole du noir martyrisé par le Ku Klux Klan, c’est vraiment dénaturer, pour servir des causes qui me dépassent, ce jeu. Et puis, surtout, entre nous, c’est complètement con ! » Elle lance : « Vous jouez à ça, chez vous, en France ? » On la taquine : « À notre connaissance, oui. Mais nous, en France, on a aboli la peine de mort. » Mary-Ann prend cela au premier degré : « Ah oui, un pays abolitionniste, peut-être, cela passe-t-il mieux chez vous… Nous, on se vautre dans la facilité. On se vautre dans la caricature. Voilà à quoi sert notre syndicat. » (Et elle se ressert une autre vodka-tonic.)
« J’ai voté pour la première fois pour Dukakis, en 1988, contre Bush. Il était contre la peine de mort. Un grand homme ! J’ai toujours voté démocrate, sauf en 2000, car je ne sentais pas du tout Al Gore : quelque chose ne tournait pas rond chez cet arriviste du Sud, alors je me suis abstenue. Et, insiste-t-elle à nouveau, je hais Donald Trump ! Je le hais ! Il a été élu sur le racisme. Tout le reste était accessoire. » Mary-Ann votera Biden, mais a fait un peu de résistance au pays du bon sentiment : « Non, non, ce jeu du pendu n’est pas une ode au Ku Klux Klan. » Les statues de Christophe Colomb dévissées, comme devant le capitole de Saint-Paul, capitale du Minnesota, la choquent : « Mais je peux comprendre qu’il ait été vu comme le premier esclavagiste en chef du Nouveau Monde. Je peux comprendre que ça choque les Native Americans comme les Afro-Américains. » Mais pas touche à son pendu !
Henry Miller, Mark Twain et Christophe Colomb annulés
Le mouvement de la « cancel culture » (« annulation de la culture » en français), qui va de la dénonciation d’un collègue qui fait lire à ses étudiants du Henry Miller (« raciste, antisémite et misogyne ») à la punition absolue, l’impossibilité pour des gens exerçant un métier classé à gauche de trouver ou de retrouver un emploi, est en plein essor depuis les émeutes raciales qui ont suivi le meurtre de George Floyd, en mai 2020, à Minneapolis. Aux États-Unis, on ne rigole pas avec les bons sentiments.
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Ne plus faire découvrir Henry Miller, passe encore dans l’Amérique puritaine. Mais zapper Les Aventures de Tom Sawyer, de Mark Twain, sous prétexte que son héros éponyme nourrissait des sentiments racistes en dit long sur l’état d’esprit qui règne chez un certain nombre d’intellectuels de la gauche américaine, en plein délire depuis leurs villas (avec barrières et vigiles) de Los Angeles.
Aux Etats-Unis, on licencie facilement les enseignants
Mary-Ann est venue accompagnée d’une collègue, elle aussi liberal (comprenez « de gauche » en anglais) du Nebraska voisin. On ne connaîtra ni son âge (disons une bonne soixantaine d’années) ni son prénom, tant la pauvre enseignante, de collège cette fois-ci (junior high school), a peur de perdre son poste. L’Amérique est un pays, il faut dire, qui licencie facilement ses enseignants. On a beau lui expliquer qu’il y a peu de chances qu’on soit lu à Omaha, elle n’en démord pas : « Il suffirait qu’un prof de français tombe dessus. Un seul et je suis morte ! »
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Chaque année, depuis le début des années 2000, elle emmenait sa classe au mont Rushmore et au Crazy Horse Memorial (en l’honneur des Indiens Lakota, sorte de cadeau de compensation accordée à ces Indiens des Black Hills, irrités qu’une montagne ait été dynamitée pour sculpter le visage de quatre chefs d’État américains) pour deux jours, dans le Dakota du Sud voisin. « C’est fini désormais. George Washington possédait des esclaves, Jefferson couchait avec son esclave noire Sally Hemings, Lincoln n’aimait pas les Noirs, qu’il avait pourtant affranchis, et Théodore Roosevelt “civilisait“ les indigènes à coups de revolver. Pour les enfants, c’est sans doute intéressant de tout remettre dans le contexte de l’époque. Pour notre syndicat, il faut tout jeter : les faits, les personnages, les œuvres d’art [sic]. » La statue de Théodore Roosevelt, devant le Muséum d’histoire naturelle de New York, le représentant aux côtés d’un Indien et d’un Noir, a dû d’ailleurs être enlevée cet été en toute hâte par le maire progressiste de New York Bill de Blasio, jamais parmi les derniers pour battre sa coulpe en public.
L’ambiance américaine est en ce moment à un retour au maccarthysme, du nom du sénateur républicain du Wisconsin, Joseph McCarthy, qui, à la tête du « sous-comité sénatorial d’enquête permanent », faisait la chasse aux communistes infiltrés chez les universitaires, dans la bureaucratie de Washington, ou encore parmi les journalistes. Sauf que ce maccarthysme de 2020 est un maccarthysme de gauche qui ne donne jamais la parole à ceux qui sont accusés de pensées déviantes. Cette nouvelle chasse aux sorcières les tue (socialement) sans autre forme de procès que la vindicte sur les réseaux sociaux.
Peu de voix dissidentes à Hollywood
Un phénomène qui commence à agacer. À en croire l’acteur anglais Ricky Gervais, maître de cérémonie des derniers Golden Globes, à Hollywood, « ici, si vous êtes modérément conservateur, vous êtes Hitler ». Et d’ajouter : « le fait que vous soyez offensés ne veut pas forcément dire que vous ayez raison. » Ils sont, en effet, peu nombreux, à Hollywood, à avouer leurs penchants à droite. Jon Voight, le Macadam Cowboy de John Schlesinger, et père d’Angelina Jolie, peut se le permettre : sa carrière est terminée. Clint Eastwood, ancien maire républicain de Carmel, station balnéaire chic de Californie du Nord, à une centaine de kilomètres au sud de San Francisco, a pu, lui aussi se l’accorder (plus prudent, il se range, cette année, auprès de Joe Biden). Bon nombre d’artistes, abonnés aux seconds et aux troisièmes rôles, ne peuvent s’autoriser la liberté de ne pas être de gauche. Sous peine d’être exclu des bons plans de la guilde d’Hollywood et de la machine à castings des studios de Los Angeles.
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Trump, lui, jubile. Voir la gauche « radicale libérale » se déchirer sur l’utilité de la « cancel culture » est un précieux réservoir à arguments électoraux. Avec Trump, la liberté de pensée ; avec un démocrate à l’ancienne comme Biden, la pensée culpabilisatrice. Telle est l’alternative.
Le pays des bons sentiments
Voilà pourtant qu’aujourd’hui, ceux-là mêmes qui pleuraient sur la dépouille de George Floyd, parfois avec des larmes de crocodile, et interdisaient dans la foulée la diffusion d’Autant en emporte le vent sans un avertissement sur HBO (l’équivalent américain de Canal +), commencent à se demander si le mouvement qu’ils ont promu, accompagné et encensé, ne va pas, parfois, un peu trop loin. Faut-il leur rappeler les mots de leur chouchou, Barack Obama, très présent en ce début de campagne post-conventions, en octobre 2019 : « Ce n’est pas du militantisme. Ça n’amènera aucun changement. Si tout ce que vous faites est de jeter des pierres, vous n’irez pas très loin. » Le lynchage dans ces milieux intellectuels est, en effet, devenu la règle. Et on n’a pas besoin d’être en haut de l’affiche pour en faire les frais. Sebastian, acteur de la seconde saison de Veep (diffusée sur Netflix aux États-Unis) dans un second rôle, a toujours caché ses sentiments à ses collègues et à la Guilde. « J’ai ri, une fois, à une blague d’un technicien de plateau pro-Trump, une blague pas méchante, mais disons connotée et sexiste… Son syndicat l’a défendu, pas le mien. Autant vous dire que j’ai fermé ma gueule, ensuite pour le reste du tournage. En priant littéralement pour que ça ne pourrisse pas mes castings. »
56% des Américains estiment que la « cancel culture » est un problème
Trop c’est trop, même au pays des bons sentiments. Bon nombre d’intellectuels et de célébrités commencent à parler ouvertement et à dénoncer ce climat de terrorisme intellectuel, qui peut frapper une enseignante, un acteur de seconde zone ou une star. Le 7 juillet, le mensuel Harper’s Magazine publiait sur son site internet une lettre « sur la justice et le débat public » signée par 150 personnalités de gauche, parmi lesquelles la romancière J. K. Rowling, auteur des Harry Potter ou encore le professeur Francis Fukuyama, regrettant que « l’échange libre d’informations et d’idées, qui fait l’âme d’une société libérale, soit chaque jour plus restreint ».
Selon un sondage YouGov réalisé en juillet (pour Yahoo News), 56 % des Américains estimaient que la « cancel culture » était un problème. Parmi eux, 72 % des républicains étaient de cette opinion contre 47 % des démocrates. Les plus compréhensifs à l’égard de ce mouvement sont les jeunes de la génération Z, celle née avec internet, celle aussi qui a grandi avec la pratique de la dénonciation et de l’indignation en ligne. Celle, enfin, qui squatte le pavé de Portland, Seattle ou Minneapolis contre la police depuis déjà trois mois. Celle qui dictera sa loi, à la rentrée, aux enseignants et écrira à Netflix pour virer tel ou tel acteur coupable d’une pensée de trop.
Alexandre Mendel, Chez Trump: 250 jours et 40 000 miles dans cette Amérique que les médias ignorent, L’Artilleur, 2020.
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