Si je savoure chaque interview d’Alain Finkielkraut comme un grand cru classé, je n’en perds pas pour autant mon sens critique…
Le 4 juillet, sur le plateau de Laurence Ferrari, Alain Finkielkraut commentait l’actualité. Après avoir taillé un costume d’été mérité à la France Insoumise, il s’est tourné vers l’autre extrémité de l’échiquier politique: « Je ne crois pas qu’il faille baisser la garde à l’égard du Rassemblement national. (…) Une nouvelle extrême-droite est en train de voir le jour. Je l’ai compris en écoutant Thierry Mariani (…) qui a longuement expliqué que la guerre en Ukraine a été causée par le non-respect ukrainien des accords de Minsk. Il a mis en cause les Américains qui se faisaient plein de fric face à cette guerre en vendant leur matériel militaire. Tropisme pro-russe et anti-américanisme forcené, c’est cela la nouvelle idéologie de l’extrême-droite et [elle] me semble condamnable ». Alain Finkielkraut avait pris soin au préalable de souligner que le RN « n’est ni fasciste ni factieux. Ce n’est certes pas la bête immonde ni la peste brune ».
Ce jugement définitif (« une nouvelle extrême-droite est en train de voir le jour ») fondé uniquement sur l’analyse de la guerre en Ukraine par un élu RN m’a laissé fort dubitatif. Je n’ai pas retrouvé dans cette sentence hâtive l’habituelle subtilité et profondeur de raisonnement de l’un des plus grands philosophes français encore en activité.
Je suis un diplomate de carrière, actuellement en réserve de la République. Le conflit en Ukraine a des causes multiples et profondes. Je n’en referai pas ici l’historique. Cette analyse a été esquissée au début de l’invasion et sera reprise de nouveau une fois terminée cette déplorable guerre lancée par Moscou. Rappeler certains faits ne fait pas de vous un suppôt de l’extrême-droite. De nombreux collègues, observateurs ou hommes politiques partagent tout ou partie du propos de Thierry Mariani sans être le moins du monde d’inquiétants extrémistes.
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Jean-Pierre Chevènement n’était pas d’extrême-droite quand, à plusieurs reprises entre 2014 et 2020, il a fait part de sa préoccupation devant le refus de Kiev d’appliquer sa part des accords de Minsk.
Henri Guaino ou Dominique de Villepin ne sont pas atteints de « tropisme pro-russe » quand ils s’inquiètent de l’implication qu’ils jugent excessive de la France et de l’Europe dans cette guerre.
Quant à Maurice Gourdault-Montagne, grand diplomate à la retraite, il ne faisait pas de l’anti-américanisme forcené quand il déclarait le mois dernier que « cette guerre [était] devenue une guerre américaine contre la Russie » et que, dès 2006, les Etats-Unis voulaient intégrer l’Ukraine dans l’OTAN.
Quand le président Macron lui-même déclarait qu’il ne fallait pas humilier la Russie et que la France n’était pas en guerre avec la Russie – le dirait-il encore aujourd’hui ? – personne ne l’a soupçonné de verser dans l’extrême-droite.
Une analyse traduit-elle une idéologie ?
Enfin, il n’est pas complotiste de constater que la situation présente concrétise la vision américaine d’une Russie isolée, coupée du reste de l’Europe qu’ont développée certains grands stratèges américains et que la guerre accélère le réarmement des pays européens qui profite en priorité à l’industrie militaire américaine et, à la marge, à l’industrie française. Ce propos est d’autant moins complotiste si l’on ajoute que c’est Vladimir Poutine lui-même qui, par la folle invasion de son voisin, a abouti à ce résultat consternant dont la Russie, l’Europe et bien sûr l’Ukraine paieront les frais durant de longues années.
Je n’ai pas retrouvé l’intervention télévisée de Thierry Mariani à laquelle se réfère Alain Finkielkraut. Mais je crois volontiers que le député européen RN[1] a accordé une importance considérable au non-respect des accords de Minsk par l’Ukraine et aux profits que les Américains retiraient de cette guerre. Il est possible que, dans le même temps, il ait relativisé à l’excès la responsabilité et la menace russes. Soit. Mais se fonder sur cette partialité pour considérer qu’une « nouvelle idéologie de l’extrême-droite » est à l’œuvre au sein du Rassemblement national me paraît aller trop vite en besogne.
Le poids que l’on accorde aux responsabilités d’un camp ou de l’autre dans cette guerre est un sujet de discussion légitime. A l’analyse « russophile » d’un Thierry Mariani répondent celles des partisans d’une intervention sans réserve de la France et de l’UE aux côtés de l’Ukraine. La causerie anime les plateaux de télévision depuis trois mois. Un débat contradictoire, auquel Thierry Mariani se prêterait probablement, suffirait à rétablir le curseur sur une position plus juste factuellement.
La lutte continue
Alors, pourquoi Alain Finkielkraut, summum de réflexion pondérée et d’honnêteté intellectuelle se laisse-t-il aller à une affirmation aussi rapide et grave que l’avènement d’une « nouvelle idéologie d’extrême-droite » en se fondant sur une base aussi étroite ? Je ne vois qu’une seule explication. Elle ne va probablement pas plaire à l’intéressé.
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Alain Finkielkraut est un homme de gauche du XXème siècle. Sa gauche n’existe plus depuis longtemps (c’était également la mienne). L’actuelle gauche l’exècre et fait de lui un allié objectif de l’extrême-droite. Courageusement, il déclare haut et fort depuis plusieurs années que le RN de la fille n’est plus le FN du père. Cela lui vaut l’opprobre des progressistes de tout poil. Pourtant, Alain Finkielkraut partage avec ses contempteurs un point. Comme eux, il continue de surveiller l’héritier de l’ancien ennemi n°1, tel un policier soupçonneux qui garde un œil sur un criminel repenti pourtant irréprochable depuis sa sortie de prison. Qu’un ancien diplomate chiraquien tienne un propos que l’on pourra juger russophile ne fera pas de son auteur un homme extrémiste, mais une intelligence égarée par une lecture abusive des traités de diplomatie d’équilibre du Général de Gaulle. En revanche, qu’un élu du RN – pourtant venu de la droite classique – tienne des propos analogues et c’est l’alarme ! Alain Finkielkraut dénonce une rechute et entrevoit l’avènement d’une « nouvelle idéologie d’extrême-droite ». On ne prête qu’aux riches.
Ironie du sort
Comme il le dit explicitement à Laurence Ferrari, il ne « (baisse) pas la garde vis-à-vis du Rassemblement national ». Ainsi, Alain Finkielkraut partage avec ceux-là mêmes qui dénoncent sa « dérive droitiste », la même posture de vigilance à l’égard du Rassemblement national et trouve de l’extrémisme droitier là où il n’y en a pas.
Alain Finkielkraut n’agit pas pour « donner le change ». Son procès est fait, son cas est réglé et personne à la Nupes ne lui saura gré de sa vigilance. En revanche, l’attitude d’Alain Finkielkraut laisse entrevoir une forme de fidélité, consciente ou non, à l’homme de gauche qu’il a été et qui fut marqué à vie par les horreurs proférées par Jean-Marie Le Pen. Comme lui, des millions de Français ne dorment que d’un œil quand il s’agit du RN et de la famille le Pen. Ainsi, le plafond de verre n’est pas complètement tombé. Alain Finkielkraut en est la preuve. Ce qui ne m’empêchera aucunement d’écouter avec bonheur ses interventions en sirotant une bonne bouteille de Bordeaux.
[1] J’ai eu l’occasion de recevoir Thierry Mariani dans des fonctions antérieures. J’ai le souvenir d’un homme de convictions certes fortes, mais réfléchi, calme et à l’écoute.
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