Entretien avec le philosophe et mathématicien Olivier Rey, qui publie Réparer l’eau chez Stock.
L’eau de l’homme moderne a été déchue de sa valeur symbolique. C’est une eau du robinet plutôt qu’une eau de l’orage, une eau fabriquée plutôt qu’une eau origine de tout. Olivier Rey nous offre avec Réparer l’eau (Stock) une brève histoire du rapport de l’homme au premier élément où poésie et sciences fusionnent dans un même courant qui emporte Francis Ponge, Gaston Bachelard, Léonard de Vinci, Galilée, la Genèse et Héraclite vers un océan retrouvé…
Dans ce livre, le citoyen internationaliste et hyperconnecté est invité à rattraper le réel. Rattraper l’immédiateté, perdue au loin, derrière les novlangues managériales et les grands idéaux émancipateurs. Un livre-antidote à l’écologisme mondialiste et urbain. Un drakkar lancé à la redécouverte d’un monde que l’on a fui parce qu’on ne parvenait pas à l’étreindre. Comme l’eau.
Olivier Rey se dresse contre les dérives fugitives de notre modernité, et espère nous aider à « renouer avec des parts de nous-mêmes auxquelles nous avons perdu accès ».
Causeur. Après vous être penché sur le transhumanisme et ses « leurres » (Leurre et malheur du transhumanisme, éd. Desclée de Brouwer), pourquoi avoir orienté vos recherches vers la relation qu’entretient l’homme avec l’eau ?
Olivier Rey. Je vais risquer une analogie. Selon Renaud Camus, ce qu’il appelle le « grand remplacement », d’un peuple par un autre, aurait été inconcevable s’il n’avait été précédé d’un « petit remplacement » – par exemple de la culture, qui élève, par le culturel, qui aplatit. De même, le projet transhumaniste d’utiliser la technique, a priori destinée à aménager notre séjour dans le monde naturel, pour nous transformer nous-mêmes afin de nous adapter aux exigences du monde technicisé, n’aurait pu voir le jour sans une mutation préalable – à savoir le recouvrement du monde de la vie par le « vêtement d’idées » des sciences modernes de la nature. Un « vêtement d’idées » qui nous fait prendre pour l’être vrai, pour la vérité ultime du réel, les théories scientifiques qui nous permettent d’opérer si efficacement sur le réel.
Je suis conscient du caractère abstrait de ce que je viens de dire. D’où mon illustration par un cas particulier : l’eau.
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Prenons un dictionnaire (en l’occurrence le Trésor de la langue française, mais un autre ferait aussi bien l’affaire) : l’eau y est définie comme un « liquide incolore inodore et sans saveur à l’état pur, formé par combinaison d’hydrogène et d’oxygène, de formule chimique H2O ». H2O, à la fin, apparaît comme un résumé de ce qui précède, voire comme son fondement et sa justification : après la description naïve, vient la définition sérieuse, de laquelle ce qui a été dit auparavant n’est que conséquence. Le vêtement d’idées se dépose sur l’eau, lui substitue une formule. J’essaye de faire sentir ce qui est perdu dans cette histoire – dans cette hachedeuzoïsation de ce qui a longtemps été considéré, avec la terre, l’air et le feu, comme l’un des quatre éléments fondamentaux et même, souvent, le premier.
Pourquoi observe-t-on, à partir de Galilée, un si profond changement dans notre rapport sensible aux éléments naturels, et à l’eau en particulier ?
La grande affirmation de Galilée, c’est que le livre de la nature est écrit en langue mathématique, sans laquelle il est impossible d’en comprendre un seul mot. Au vu des succès extraordinaires accumulés par les sciences de la nature au cours des quatre derniers siècles, il serait insensé de mettre en cause la légitimité et la fécondité de l’approche « mathématisante » des phénomènes naturels. Mais Galilée ne se contente pas de dire que les mathématiques offrent une manière de déchiffrer le livre de la nature qui a ses vertus propres, il dit que le livre de la nature est écrit en langue mathématique.
Dans une telle perspective, les sciences mathématiques de la nature détiennent le monopole de la vérité quant au monde naturel. Cela signifie que nos impressions directes se trouvent, sinon disqualifiées, du moins vidées de toute autorité. De là, concernant l’eau, le fait que celle-ci passe ultimement, aujourd’hui, pour être un corps composé de molécules liant deux atomes d’hydrogène à un atome d’oxygène, de formule H2O.
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Vous vous inspirez beaucoup des carnets dans lesquels Léonard de Vinci décrivait ses observations et notait ses analyses quant aux caractéristiques de l’eau. Vous faites également appel à Francis Ponge à de nombreuses reprises, notamment à propos d’une forme de « passivité » nécessaire à la connaissance du monde. Pour quelles raisons ces deux références occupent-elles une place aussi importante dans votre ouvrage ?
Léonard n’a pas seulement été peintre, il a aussi œuvré comme ingénieur, tout particulièrement en hydraulique. Au point qu’on pourrait voir en lui un précurseur de l’« arraisonnement » de la nature par la technique moderne. À ceci près que Léonard a toujours gardé, envers le monde, une admiration qui l’empêchait de considérer celui-ci, en premier lieu, sous l’angle de sa transformation. Il en revenait toujours au monde tel qu’il apparaît, tel qu’il se dérobe à la prise, tel qu’on peut seulement le contempler. Pour lui, l’homme pouvait et devait domestiquer l’eau, mais seulement jusqu’à un certain point : fondamentalement, l’eau demeurait le sang de la terre, l’élément sauvage en mouvement permanent, comme le temps. De ce fait, l’eau constituait le suprême défi pour le peintre. Au demeurant, une clé d’interprétation d’une œuvre comme la Joconde se trouve dans le dénivelé entre les eaux qui encadrent la figure centrale de Mona Lisa : par son art, le peintre est capable de saisir un instant fugitif dans l’écoulement, permanent et conjoint, des eaux et du temps.
Quant à Francis Ponge, ce qu’il dit de l’eau dans Le Parti pris des choses offre, sans la moindre trace de lyrisme, un exact contrepoint au parti pris de la science galiléenne sur le monde. Ce parti pris des choses se révèle aussi, finalement, un parti pris en faveur de l’homme, dans la mesure où c’est par l’attention portée aux choses que nous apprenons à nous connaître. Ponge recommande à l’artiste d’ouvrir un atelier pour « y prendre en réparation le monde, par fragments, comme il lui vient ». Ce qui est également une façon de nous réparer nous-mêmes. De nous « augmenter », d’une toute autre façon que par des implants électroniques.
Vous distinguez deux poésies, « l’une qui nous délivre du monde, l’autre qui nous y livre » (p. 145). Qu’est-ce que cela signifie ?
Il y a une poésie qui est comme une musique d’accompagnement du « désenchantement » du monde, au fur et à mesure que le vêtement des sciences modernes de la nature, et sa doublure technologique, s’étendent sur lui. Une poésie où le monde ne serait que prête-nom à nos effusions sentimentales. « Quelle différence y a-t-il entre un événement et une saison, entre un chagrin et une pluie, entre une vertu et une étoile ? », s’enivrait Hugo. Au vêtement d’idées des sciences se substitue un vêtement de sentiments. Il y a une poésie qui, au contraire, s’efforce de déchirer ces vêtements. Dans les termes de Francis Ponge : « Les poètes s’enfoncent dans la nuit du logos jusqu’à ce qu’ils se trouvent au niveau des RACINES où se confondent les choses et leur formulation. »
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Vous fustigez la mission « Starfish 2030 »[1] ainsi que le monde du management et de la com’ d’une façon générale, mais alors quels moyens d’action politique pourrions-nous mettre en œuvre pour « réparer l’eau » ? Et quel rapport entretenez-vous vous-même avec le premier élément ?
Mon rapport quotidien avec l’eau est celui qu’à peu près chacun d’entre nous, dans nos pays, entretient avec cet élément : l’eau est d’abord ce qui coule au robinet. Ce qui est extrêmement pratique. L’existence m’a aussi offert (et cela est particulièrement important dans l’enfance) un rapport moins « entuyauté », moins « veolia-isé » à l’eau. D’où cette phrase de Bachelard, que j’ai mise en exergue et qui fait écho en moi : « Mon plaisir est encore d’accompagner le ruisseau, de marcher le long des berges, dans le bon sens, dans le sens de l’eau qui coule, de l’eau qui mène la vie ailleurs, au village voisin. » Tout est beau dans cette phrase – ce qu’elle dit, l’accord parfait de l’expression à ce qui est à dire, et jusqu’à la coïncidence finale entre l’ailleurs et le village voisin.
Quant aux moyens d’action politique à mettre en œuvre pour « réparer l’eau », je sèche, dans la mesure où c’est la recherche frénétique de « moyens d’action », techniques ou politiques, qui finit par nous rendre étrangers au monde. Tant de machines pour traverser et transformer le monde, si peu de jambes pour y cheminer, de mains pour le travailler, de regards pour le contempler…
[1] Projet de protection des océans, des mers, des fleuves, des lacs et des rivières, initié par l’UE et prenant pour horizon 2030.
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