Dans l’habituel maquis de la rentrée littéraire, il y a peut-être une piste à suivre : celle du roman du réel que les Américains, toujours pragmatiques, ont appelé « non-fiction novel », littéralement le « roman non fictionnel ». Alors que paraissent en moins de deux mois 654 romans français et étrangers[1. Cela paraît comme d’habitude démesuré, mais c’est le chiffre le plus faible depuis dix ans. La crise est aussi passée par là.], il faut tout de même tenter de guider le lecteur hors des sentiers battus et rebattus de l’autofiction parasitaire, du roman historique aseptisé, du roman psychologique immuable depuis Paul Bourget et du roman sociétal qui prétend parler de la réalité mais qui est incapable d’en révéler la vérité. « Un roman, c’est un miroir que l’on promène le long d’un chemin », disait Stendhal. À en juger par le destin de ce qu’on appelait jadis le roman réaliste, on se dit que notre époque ne doit guère avoir envie de se voir en face.[access capability= »lire_inedits »]Cependant, il faut faire un tour dans le Paris en temps de paix de Gilles Martin-Chauffier pour découvrir un saisissant portrait de la France à l’heure des communautarismes.
Mais pour l’essentiel, on dirait plutôt que le roman ne veut plus renvoyer à ses lecteurs que leur propre image, parfois talentueusement déstabilisée ou subtilement caricaturée, par exemple dans Les Souvenirs de David Foenkinos ou Vous êtes nés à la bonne époque de Matthieu Jung. Sans oublier l’inévitable Amélie Nothomb qui revisite le thème follement original du trio amoureux dans Tuer le père.
Rien de très nouveau, donc. « Parlez-moi de moi, il n’y a que ça qui m’intéresse » : c’est en faisant sienne cette maxime que le roman, dès ses origines, est devenu le genre privilégié de la bourgeoisie, genre heureusement subverti par de rares génies qu’on lit encore aujourd’hui parce qu’ils firent entrer dans leur œuvre toutes les couches de la société, y compris les misérables…
L’an dernier, on pouvait pourtant croire que la littérature renouait avec le social avec quelques fictions talentueuses[2. Notre collaborateur François Marchand, par exemple, et son Plan social (Le Cherche midi, 2010).], mais il faut croire que c’était seulement un feu de paille.
Il ne s’agit pas pour autant de jeter l’autofiction avec l’eau du bain narcissique. Ce qui pose problème, c’est son caractère impérialiste dans la production romanesque aujourd’hui. Mais on ne niera pas qu’elle puisse produire des textes de grande qualité, empreints de sensibilité, comme celui que Laurence Tardieu consacre à son père, La Confusion des peines. De même, la facilité à laquelle s’adonnent certains auteurs ne saurait valoir condamnation générale du roman historique. Ainsi est-il revivifié par l’ambition d’un Alexis Jenni qui signe un premier livre d’une grande ampleur sur toutes les opérations militaires françaises depuis soixante ans. Cela s’appelle L’Art français de la guerre, un titre qui mêle assez heureusement Sun-Tse à notre roman national.
Tant qu’à sacrifier à la tradition en parlant de la rentrée littéraire, autant le faire jusqu’au bout. Aussi ferai-je une parenthèse sur les « premiers romans » − qui sont un peu plus de 70 cette année. Il faut être curieux, mais ne pas se laisser piéger par les Minou Drouet que des éditeurs, souvent les mêmes, ressortent chaque année, tentant de faire passer le jeune prodige de 19 ans qui raconte ses frasques noctambules et/ou bisexuelles pour le nouveau Rimbaud ou la nouvelle Raymonde Radiguette. Tentez plutôt, outre Alexis Jenni, Va et dis-le aux chiens, d’Isabelle Coudrier (Fayard) : plus de 800 pages sur l’histoire d’amour entre une agrégée de mathématiques lectrice de Thomas Mann et un critique de cinéma qui n’aime pas le cinéma. Le souffle est surprenant et l’art de la digression poussé à l’extrême.
Le roman du réel ou non-fiction novel, dont le fondateur est Truman Capote et son indépassable De Sang-froid, paru en 1965, est en quelque sorte au croisement de l’autofiction et de l’histoire récente. Et c’est cette veine nouvelle qui donne sans doute les deux textes majeurs de la rentrée.
Il s’agit d’abord de Limonov, d’Emmanuel Carrère, dont Daoud Boughezala rend compte page 44. Écrivain prolifique, personnage sulfureux, militant infréquentable, Limonov existe vraiment. Après avoir vécu en France et aux États-Unis à l’époque soviétique, il est retourné en Russie pour y fonder le Parti national-bolchévique.
Il faudra aussi absolument lire Tout, tout de suite, de Morgan Sportès. Nous reviendrons plus en détail sur ce livre capital qui retrace le fait-divers le plus inquiétant de ces dernières années, l’un des plus atroces aussi : l’enlèvement d’Ilan Halimi par le « Gang des barbares » en 2006. Comme Carrère, Sportès ne juge pas, il raconte. Mais dans la lignée de L’Appât où il évoquait Valérie Subra − cette jeune fille qui séduisait des hommes mûrs et riches pour que ses complices puissent les torturer, les voler et les tuer −, Sportès raconte avec la minutie de celui qui a eu accès à toutes les pièces du dossier.
Autant dire que bien après qu’on a fermé ce pavé, il continue à vous hanter. On pourra toujours s’aérer l’esprit avec Le Vazaha sans terre, court récit maritime de Michel Rio, l’un des plus grands stylistes français, auteur de plus de 20 fictions qui s’amusent, sans la prétention du Nouveau Roman, à renouveler les méthodes narratives, un peu à la manière d’un Jean Echenoz. On aimerait bien que cet écrivain de race, seulement couronné par un prix Médicis en 1992, rencontre enfin l’audience qu’il mérite.[/access]
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !