Thierry Marignac fait partie d’une très vieille tribu littéraire, celle des écrivains dont Octave Mirbeau disait qu’ils se réveillent en colère et se couchent furieux. Que Thierry Marignac ait essentiellement œuvré dans le roman noir, où il a introduit une bienheureuse économie du machisme à l’époque de l’indifférenciation sexuelle généralisée, n’a fait que renforcer sa mauvaise réputation : celle d’un styliste bipolaire et paranoïaque qui a pris ses leçons chez Jacques Rigaut et Arthur Cravan plutôt que dans la droite littéraire post-hussarde à laquelle, sous prétexte qu’il a les cheveux courts et qu’il sait boxer, on l’a assimilé un peu facilement.
En fait, Thierry Marignac fait le seul vrai boulot de tout écrivain qui se respecte : il écrit des choses désagréables et nous apporte de mauvaises nouvelles. Assez logiquement, il risque donc sa peau quand il dit que ça va mal, tant l’abrutissement moderne depuis Flaubert et Baudelaire, condamnés tous les deux par le même procureur Pinard, pousse à confondre le message et le messager.
Le dernier roman de Marignac, Renegade Boxing Club, ne va pas arranger ses affaires. L’histoire d’un quadragénaire exigeant comme un adolescent, à la fois cosmopolite et fou, qui travaille pour la Croix Rouge dans les banlieues toxicomaniaques de la Russie post-soviétique et qui boxe avec des Noirs sur les rings sudoripares de Jersey City, à quelques encablures de Manhattan, au delà du fleuve et sous les containers, cette histoire, donc, ne va pas plaire à tout le monde.
Ne peut pas plaire à tout le monde. Et pour cause.
Un roman de Marignac, c’est toujours l’odeur un peu offensante de la testostérone dans les espaces tragiquement féminisés de la critique littéraire. Qui est donc, se demande le bas-bleu préposé aux infamies en position de force dans les colonnes du bloc central de la presse qui compte, qui est ce type entré dans la carrière avec un roman qui s’appelait Fasciste (1988) ? Un roman qui racontait l’éducation sentimentale et bastonneuse d’un jeune homme décidé à fréquenter les dernières frontières européennes où la géopolitique savait se faire hargneuse, comme par exemple le Belfast de l’IRA et des milices protestantes loyalistes.
Parce que le nerf de Marignac, son carburant intime, son intuition fondatrice, c’est que la fin de l’Histoire, c’est un truc de gonzesse. Pour lui et ses héros, tout continue, tout le temps et sur tous les fronts.
Réac, Marignac ? C’est un peu plus compliqué pour qui aura lu son essai sur Norman Mailer (1990), cet Hemingway du gauchisme tendance Park Avenue et écrivain de génie, aux fictions habitées par une étonnante disposition juive et hormonale à la survie en milieu hostile. Chez Marignac, comme chez Mailer, les vrais durs ne dansent pas. Ils se foutent sur la tronche. Ca ne résout pas les problèmes mais ça soulage. Boire sec, encaisser les coups et tenir le choc en s’obstinant à répéter que casser le thermomètre n’a jamais fait baisser la fièvre, c’est aussi une éthique. Vous pouvez toujours la chercher chez des garçons de la génération de Marignac, chez Musso, Lévy (Marc) ou Jardin : bonne chance et ne faites pas tomber votre grand-mère en ressortant de France-Loisirs.
Pendant ce temps-là, on peut aussi lire Renegade Boxing Club. Le personnage principal s’appelle Dessaignes, il travaille à sauver du sida les héroïnomanes suburbains de la nouvelle Russie ultralibérale. Ne lui dites pas qu’il fait ça par humanisme, vous prendriez un uppercut. Dessaignes n’a pas d’idée, ni d’idéologie. Seulement Dessaignes a un défaut d’homme vivant : malgré sa violence, il n’aime pas la mort. Il a quelque chose de ces militaires mélancoliques qui font la guerre à regret, avec compétence, méthode et le désir d’en finir le plus vite possible. Quand Dessaignes affronte une fois de trop la corruption institutionnalisée, cet autre non du néocapitalisme, autrement dit quand il refsue de donner un quart des médicaments envoyés par la Croix Rouge au caïd local pour que le reste puisse arriver à ceux qui en ont besoin, on lui envoie les troupes spéciales du FSB, en tenue de camouflage.
La Croix Rouge qui n’aime pas les bris de glace le vire. Un homme d’affaire russe qui le trouve compétent l’envoie faire du lobbying à New York pour une ONG vaguement écolo. Dessaignes accepte, part aux States, passe des diplômes de traducteur juridique et vit avec les blacks (pardon les Africains-Américains) pour des raisons de loyer prohibitifs chez les blancs. Il ne comprend pas trop ce que l’homme d’affaire russe lui veut exactement. Alors, en attendant, il se remet à boxer dans un club local de sa banlieue avec Big Steve, entraîneur et petit parrain d’intérêt local. Big Steve lui apprend les lois du ghetto, Dessaignes lui enseigne la diététique et l’avantage décisif des légumes sur le cheeseburger quand il s’agit de tenir plus d’un round.
Hors de question, évidemment de vous raconter la fin, ni ce que sont les entreprises « pâquerettes », ni ce qu’est une « reine arménienne » dans l’argot du goulag et de la mafia russe aux USA. Sachez simplement que vous allez lire un grand roman sur les techniques utiles et les méthodes fécondes, comme la boxe ou la traduction, pour maîtriser le monde et sa complexité. Et qu’il se dégage de Renegade boxing club, roman dépouillé de lyrisme jusqu’à l’os, roman de la virilité mélancolique et des « éclairs de sueur », une paradoxale tendresse. Celle d’un type qui peut lire Essenine dans le texte tout en vous expliquant les machinations pétrolifères transcontinentales des oligarques : « La vie est une tromperie d’une tristesse envoûtante. »
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