Daoud Boughezala. « Sinologue », un vocable que je vous jugez péjoratif, « situationniste » dans votre jeunesse, vous vous présentez volontiers comme un ancien « banquier, vendeur de combustible nucléaire, producteur et distributeur de médicaments liés à la santé des femmes, cinéaste, éditeur, enseignant de chinois à l’X et docker sur le port du Havre, après avoir été apprenti charcutier ». De laquelle de ces étiquettes êtes-vous le plus fier ?
René Viénet. Ce sont les souvenirs les plus anciens qui conservent le plus de relief. Le fait d’avoir travaillé dans deux charcuteries à un très jeune âge, 11 ans et 14 ans, m’a donné le goût des métiers de bouche, et me procure encore un plaisir comparable à celui des musiciens qui retrouvent leur instrument lorsque je réalise des recettes que j’ai apprises il y a soixante années. Par exemple, les « pieds de porc désossés en crépinette ». Mais je ne regrette aucune des activités que vous venez de citer. Dans ma jeunesse, pendant les vacances scolaires, j’ai également été docker sur le port du Havre, un privilège que la CGT avait maintenu héréditaire. « Docker, fils de docker, petit-fils de docker » servi avec humour, m’a permis de marcher sur les orteils des gosses de riches, maoïstes, normaliens staliniens, et des ouvriéristes des beaux-quartiers.
Vous voilà bille en tête contre vos ennemis de plus de cinquante ans ! Mais j’aimerais d’abord revenir sur un pan important de votre biographie dont vous parlez rarement. Vous avez tout de même été l’un des piliers de l’Internationale situationniste (IS) aux côtés de Guy Debord, Michèle Bernstein, Mustapha Khayati et Raoul Vaneigem. Comment le fils de prolo havrais a-t-il rejoint l’avant-garde situ ?
Lorsque j’étais lycéen au Havre, en seconde, j’avais séduit une cheftaine scout sympathique qui était la sœur de Michèle Bernstein, membre fondateur de l’IS et l’une de ses trop rares femmes. Michèle a été la première épouse de Guy Debord. Thérèse me montra la revue publiée par sa sœur et son beau-frère Guy et j’ai répondu à la petite-annonce : « Cherchons jeunes-gens, beaux et intelligents… » J’ai passé presque toutes les vacances scolaires de mon année de première à Paris, chez eux. Puis, après le bac, l’année suivante, je me suis installé dans une soupente quelques étages au-dessus de leur appartement de l’impasse de Clairvaux, avec ma nouvelle petite amie. Je suis donc devenu situ par les femmes, si on peut dire.
C’est dans ces années-là, au début de la décennie 1960, que vous vous êtes mis à l’étude du chinois. Pourquoi avoir choisi d’apprendre cette langue ?
Avant de monter à Paris pour y entamer des études universitaires, je pensais m’inscrire dans une école de cinéma. J’ai renoncé à ce projet car il fallait une année de préparation trop littéraire dans un lycée. Comme je voulais quitter la province, les Langues O’ étaient un choix qui s’imposait, car les cours n’y étaient pas très prenants. Je me suis donc inscrit en chinois, un peu au hasard.
C’est là que je suis tombé sous le charme de Jacques Pimpaneau, un prof séduisant de vivacité et de compétence. Pimpaneau a révolutionné l’enseignement du chinois en France, au point qu’un élève ayant beaucoup d’intérêts divergents comme moi a pu apprendre la langue et en faire depuis bon usage.
Avec un pied à l’ultragauche chez les situationnistes et un pied aux Langues O’, meniez-vous deux vies en même temps ?
En parallèle, sans la moindre contradiction. Jacques Pimpaneau venait de traduire La Chair comme tapis de prière, le superbe classique érotique de Li Yu, publié par Pauvert, que Michèle Bernstein m’avait fait relier en soie jaune chez le relieur de son père. Ami de Boris Souvarine, Michel Bernstein était un très célèbre libraire spécialisé dans l’histoire du mouvement social, de l’anarchisme et du marxisme. En 1963, je piochais abondamment mes lectures dans la bibliothèque de Michèle Bernstein et de son mari Debord, qui m’a offert, entre autres, le Pourquoi des philosophes de Jean-François Revel. Dès mon jeune âge, j’étais donc vacciné contre toute forme de totalitarisme, et sans illusions à l’égard du stalinisme et du maoïsme.
Arrêtons-nous un moment sur Mai 68. Vous vous êtes engagé dans le Conseil pour le maintien des occupations (CMDO) avec vos amis situs et enragés. Au cœur de la Sorbonne, dès le premier jour, vous avez envoyé un télégramme d’insultes au bureau politique du PC de l’URSS. Dans cette même université, vous “améliorez” une fresque en y inscrivant ce qui deviendra le slogan de l’année : « L’humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier bureaucrate aura été pendu avec les tripes du dernier capitaliste. » En luttant pour l’avènement utopique d’une société sans classes, ne repreniez-vous pas la rhétorique révolutionnaire qui a causé tant de morts depuis deux siècles ?
Ce ne sont pas les utopistes, pacifiques et généreux, qui ont massacré. Ce sont les récupérateurs, les truands, les escrocs sanguinaires du type Santerre, Barère, Hébert, Fouché, Danton, Panis, Fouquier-Tinville, etc., qui ont rapidement éliminé les utopistes et démocrates, et fait fonctionner la guillotine à un rythme industriel. Maintenant, si vous voulez me dire qu’il ne faut pas laisser les Robespierre, Lénine, Trostski, Mao, Pol Pot prendre le pouvoir, je suis bien d’accord avec vous. C’est même un sujet majeur qui n’a pas encore été complètement étudié, ni résolu !
Une autre question ignorée des historiens, c’est la sous-représentation des femmes dans l’IS – hormis Michèle Bernstein, la première épouse de Debord. Pourquoi le groupe était-il si masculin ?
Debord était misogyne, sans doute à cause d’une relation compliquée avec sa mère. Seule Michèle Bernstein était parvenue à le guérir de ce défaut de caractère pendant leurs années de vie commune.
Un portrait de Debord orne votre bibliothèque. Êtes-vous restés amis après la dissolution de l’IS, en février 1971 ?
J’ai encadré un dessin représentant Debord, par Reiser, qui est très drôle. Un grand format, peu usuel chez Reiser et que Debord, quand il avait encore de l’humour, aurait apprécié. Je ne l’ai pas revu après 1971, lorsque je me suis éloigné d’une organisation qui ne comptait plus que trois membres, dont un futur écolo vieillissant mal et un ami de longue date qui n’avait plus d’humour et m’amusait moins. Malgré quelques lettres m’y invitant, il n’y avait pas de raison de poursuivre une relation qui ne présentait plus d’intérêt. Debord m’avait confié la direction de la revue Internationale situationniste d’une manière qui ressemblait à la désignation d’un exécuteur testamentaire. Mais je n’avais aucune envie de jouer ce rôle aux côtés et pour le compte d’une (seconde) veuve qui m’était antipathique. Bref, l’IS était vraiment devenue le couteau sans manche auquel il manque quelque chose.
Justement, comment expliquez-vous le délitement, puis la mort, de l’IS ?
La dégénérescence de l’IS date du jour où Debord l’a transformée en jeu de rôles, lorsque dans un éléphantasme délirant il s’est vu – rejouant la Ire Internationale – en Karl Marx face à Vaneigem-Bakounine, qui ne s’est même pas rendu compte qu’il était instrumentalisé. Le jeu de rôles s’est enrayé lorsque j’ai présenté un ami, anarchiste fameux, Arthur Lehning, biographe de Bakounine, à Debord. Ce dernier est alors devenu amoureux de Bakounine. Mais c’était au moment où, comme dans le film Grand frère, les gosses s’étant éparpillés, Agathon reste seul et malheureux au milieu du jardin public. L’IS n’a pas survécu à l’échec de Mai 68, à la suite duquel les relations au sein de ce groupe minuscule se sont détériorées, au point de rendre pénible la rédaction collective d’Enragés et situationnistes …, et de faire écrire – trois ans plus tard – par Debord à Gallimard qu’il rejetait ce livre. Dès 1970, il ne restait plus que trois personnes à table pour les rencontres à Paris : Debord, Riesel et moi. Debord tournait en rond et avait considérablement changé de caractère. Ce n’était plus l’homme enjoué, l’ami plein d’humour de l’époque où il vivait avec Michèle Bernstein.
Malgré tout, quelle part de l’héritage situ retenez-vous ?
Ce qu’il y avait d’intéressant dans l’IS, c’était le constat fondamental que Hitler, Staline, Trotski, Mao et Robespierre, c’était la même chose. La bible de l’IS, ce n’était pas les Manuscrits de 1844 de Karl Marx, mais Les Trois Mousquetaires. Debord se voyait en Aramis, donc en Gondi i. e. en cardinal de Retz. Mais il lui fallait trois comparses. J’étais donc obligé de jouer à la fois les rôles de d’Artagnan, d’Athos et de Porthos. Vaneigem avait des qualités scolaires et littéraires, mais aucune de celles des Mousquetaires et, en fait, malgré l’importance du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, il restera profondément « bruxellois », en dehors du jeu parisien. Il faut bien avouer que Debord considérait les autres recrues de l’IS comme autant de Mousqueton, Bazin, Planchet et Grimaud. Au mieux. Et pourtant, tous les Français connaissent les noms des quatre sympathiques valets dans la trilogie de Dumas, alors que les situs recrutés pour faire nombre ont vite disparu, et leurs noms furent oubliés aussitôt que nous avons secoué la poussière de nos bottes et confié les chevaux aux palefreniers.
Outre l’antitotalitarisme, qu’est-ce qui vous définirait politiquement ?
Aujourd’hui, mes convictions ont peu changé, ont pris du relief, sont plus documentées et plus sévères que dans ma jeunesse. Il reste trois pays officiellement staliniens au monde. C’est trois de trop ! Et combien de théocraties ? Voilà les priorités, avec le (désormais très dangereux, traduit en certaines langues) mot d’ordre qui reste le meilleur : « Ni Dieu ni maître ! ». Je souhaite une révolution dans plein d’endroits, mais certainement pas sous les oripeaux infâmes du castrisme, du guévarisme, du bolchevisme, du maoïsme, qui sont des contre-révolutions, particulièrement réactionnaires.
Le maoïsme, parlons-en. Avez-vous découvert sa violence totalitaire en vous rendant en Chine au début des années 1960 ?
En octobre 1964, c’est sans illusions sur le maoïsme que je suis parti effectuer un stage d’enseignant à Nankin, mais j’ai été « servi » au point de faire grève au bout de trois mois et de quitter la Chine au début du sixième mois d’un contrat qui devait durer deux ans.
Qu’avez-vous fait après cette expérience limitée ?
Lorsque je suis rentré à Paris au printemps 1965, à 21 ans, je cherchais des petits boulots pour payer mon loyer. J’ai sonné à la porte de Gallimard pour demander s’il y avait des romans policiers à traduire dans la Série noire. On m’a répondu que, puisque je revenais de Chine, je pouvais intéresser le secteur sciences humaines, dirigé par Pierre Nora. Ce dernier m’a demandé quel ouvrage d’histoire j’avais en tête ; comme je venais de lire La Tragédie de la révolution chinoise (1938) d’Harold Isaacs, je n’ai pas hésité. La traduction de ce classique écrit par un trotskiste américain ami des gauchistes chinois – que les trotskistes français n’avaient pas voulu traduire et que le sinologue stalinien Jean Chesneaux voulait empêcher de paraître – m’a occupé un an. Mes comparses m’aidaient de temps à autre : Donald Nicholson-Smith pour l’anglais, Vaneigem ou Debord pour améliorer le français.
Et cette première traduction vous a incité à créer la collection « Bibliothèque asiatique » pour diffuser la littérature chinoise dissidente ?
Oui. Après la traduction d’Isaacs, j’avais assuré l’édition du Taoïsme, de Maspero, et de La Bureaucratie céleste, de Balazs, et, surtout, édité et composé la maquette du Su RenShan, peintre, rebelle et fou, de Pierre Ryckmans (Simon Leys). Ces travaux universitaires m’ont branché précocement sur la typographie, la mise en pages, et donné envie de créer une collection à défaut d’une maison d’édition (en fait je serais amené à en créer deux par la suite, dont une, taïwanaise, devenue importante commercialement). On devenait assez vite accro à ce beau métier traditionnel qui a disparu avec l’informatique (qui a d’autres avantages, qu’on ne peut pas nier). Avant de collaborer avec deux ateliers de labeur à HongKong, j’ai passé également pas mal de temps au marbre de l’imprimerie Charles-Bernard, dirigée par le sympathique M. Bogaert, rue des Cloÿs, avec Debord, pour divers numéros de l’IS et nos tracts ou affiches. C’est Debord qui m’a en quelque sorte passé le virus de la belle typo.
L’ouvrage qui lança vraiment la « Bibliothèque asiatique » et sa cinquantaine de titres est Les Habits neufs du président Mao (1971) de Simon Leys, qui a révolutionné notre regard sur la « révolution culturelle ». Auparavant, beaucoup ignoraient le bilan meurtrier du maoïsme.
Pas vraiment. Il ne faut pas croire à la fable de l’ignorance des crimes totalitaires. Précédemment, tous les pro-nazis étaient bien antisémites, puis ont adoré les chambres à gaz sans ignorer ce qu’était la « solution finale ». Tous les staliniens adoraient les procès de Moscou et de Prague et les crimes de Staline. Et ils en redemandaient. Romer, Monatte, Souvarine, Koestler, Kravtchenko, Rousset et d’autres avaient déjà tout dit. De la même manière, tous les maoïstes se réjouissaient des crimes de Mao et de sa femme. Pour la Chine, on n’avait pas encore les chiffres, mais on savait que c’était monstrueux. Les maoïstes, d’ailleurs, ne nient pas le nombre des victimes (le catho-mao Jean-Luc Domenach est toujours lyrique à leur sujet, mais en changeant de trottoir il n’a pas changé de métier, comme disait Souvarine) : ils n’étaient pas maoïstes malgré les crimes du maoïsme mais en raison de ces crimes qu’ils n’ignoraient pas. Je ne me lasse pas de répéter que les maoïstes franchouillards, à l’instar de l’un de leurs maîtres à penser, l’inénarrable Badiou, étaient des gosses de riches qui avaient le goût du sang sans avoir travaillé dans un abattoir.
Si beaucoup n’ignoraient pas les massacres, qu’a apporté Simon Leys dans la compréhension de la Chine maoïste ?
Une explication précoce, opportune et lumineuse de la révo.cul. En 1971, c’est-à-dire à mi-course, cinq années avant la mort de Mao. L’expression « révolution culturelle » vient d’une brochure du stalinien est-allemand Alfred Kurella, passée inaperçue en 1931, que Mao et ses partisans ont reprise à leur compte pendant dix démentes et sanglantes années, entre 1966 et 1976. Peu après le « Grand Bond en avant » et ses quarante millions de morts de faim, Mao a utilisé la violence télécommandée des gardes rouges pour se venger de ses adjoints qui l’avaient marginalisé. C’est ce qu’après Simon Leys j’ai rappelé, « en sons, images et lumières », dans le film Chinois, encore un effort pour être révolutionnaires ! (1977) Pendant dix ans, les cours scolaires et universitaires ont été arrêtés. Près de quatre millions de Chinois sont morts pendant la révo.cul. : des dizaines de milliers d’enseignants, d’écrivains et d’artistes ont été tués, de très nombreux autres torturés. Mao, sa femme et leur clique ont poussé des gosses à s’entretuer avant de les faire éliminer par l’armée. Simon Leys l’a parfaitement expliqué, et il fut le premier en Occident.
Comment Les Habits neufs… a-t-il été accueilli ?
Dès la parution du livre, les « sinologues », surtout les cathos-maos, comme Jean Chesneaux, Jean-Luc Domenach et Léon Vandermeersch, nous ont poursuivis de leur vindicte. Ils ont mené un lobbying efficace pour empêcher Leys d’enseigner en France, m’ont fait virer deux fois du CNRS. Ils ont même, de manière qui aujourd’hui fait rire, écrit à l’ambassade de Chine pour me dénoncer comme un « complice de Deng XiaoPing ». Ces larves sont des personnages du film de Jean Yanne Les Chinois à Paris. Vous pouvez y reconnaître Jean-Luc Domenach, et plus encore Léon Vandermeersch, dans l’abbé recyclé en commissaire politique, magistralement interprété par le génial Paul Préboist. Cela dit, les menaces et imprécations des maos ne me faisaient pas peur. J’ai donné des cours sur l’histoire du xxe siècle en Chine à Paris 7 en 1969, avec de quoi appliquer si besoin était la formule de Wittfogel : « Quand on sait ce qu’est la liberté, on ne la défend pas avec un couteau, mais avec une hache. »
À la même époque, vous avez amassé des milliers de livres pour former une importante bibliothèque universitaire sur l’Asie…
La bibliothèque (en sus d’une cinémathèque de films chinois alors unique au monde, en dehors de Chine) que j’ai constituée à Censier puis Jussieu, dans des conditions matérielles plus que modestes, a accumulé près de 20 000 références, dans leur grande majorité acquises à des prix dérisoires. On pouvait alors acheter à HongKong, presque au kilo, de précieux livres que les gardes rouges avaient confisqués aux particuliers ou jetés par les fenêtres des bibliothèques. Un grand nombre de ces ouvrages avaient été choisis sur des listes de libraires d’occasion hongkongais par François Cheng et Chan HingHo, car j’étais incapable de tout discerner, même si j’ai eu le coup d’œil pour identifier quelques trésors. Tout cela a été pillé après mon départ de France en 1978. La plus-value sur ces livres n’a pas été perdue pour tout le monde !
Vous avez par la suite vécu depuis 1980 à Taïwan, où vous avez travaillé dans l’industrie nucléaire. Suprême trahison, pour certains, vous avez même interviewé pour L’Express Chiang ChingKuo, le fils de Chiang KaiShek. Il se peut que certains de vos anciens camarades situs pensent, comme notre ami et collaborateur Jérôme Leroy l’a écrit avec humour, que vous soyez devenu « une crapule pro-Medef »…
Soyons précis. C’est sans humour que Jérôme Leroy, rédacteur en chef culture de Causeur, a écrit sur son blog le 5 avril 2009, à Serge Quadruppani : « 1966 est l’année où Mao tente une expérience originale et prometteuse en Chine avec la Révolution Culturelle [sic]. (…) Viénet, tu le sais mieux que moi, Sergio, est devenu une crapule du Medef. » En novembre 1978, averti que le président Jimmy Carter allait avancer le calendrier de la reprise des relations diplomatiques avec Pékin, j’ai proposé à Jean-François Revel de me laisser préparer un cahier sur Taïwan pour L’Express. Depuis 1969, j’avais compris que l’évolution vers la démocratie de Taïwan était en cours et qu’il était temps d’y relancer une présence française. À contre-courant, je me suis dit qu’il fallait profiter du changement de pied de Washington pour réimplanter la France à Taïwan, contre l’avis du Quai d’Orsay. Ce que j’ai fait pendant une bonne année avant de passer, avec le succès que vous connaissez, à l’électronucléaire.
Ne regrettez-vous pas d’avoir frayé avec l’ancien bolchevique Chiang ChingKuo, qui a dirigé Taïwan à la mort de son père, et même bien avant ?
Ma seule carte de visite pour rencontrer Chiang ChingKuo était ma publication en français et en chinois du livre le plus violent contre Chiang KaiShek et son parti le KMT, celui d’Isaacs. J’ai été également l’initiateur de la traduction et l’éditeur des deux livres les plus importants sur la terreur blanche à Taïwan, ceux de Peng MingMin et de Kerr. Je n’ai donc de leçon à recevoir de personne, surtout pas de votre stalinien « rédacteur en chef culture ». En 2009, plus de trente années après la fin de la révo.cul., avec la mort de Mao en 1976, il est piquant de constater qu’un prof. de lettres français, comme Leroy, intéressé par Mao et la Chine, n’aurait pas vu, sur Internet, en 2008, le film de Hu Jie sur le premier meurtre de la révo.cul., en août 1966. Ce meurtre particulièrement atroce est celui de Mme Bian, proviseur du plus célèbre lycée de filles de Pékin. Il sera suivi par la torture et la mise à mort – en six semaines de l’été 1969 – de 1 900 profs (des Leroy, mais chinois) des lycées de Pékin, toujours sur ordre de Mao-Ubu et de Mère Ubu Jiang Qing, sa meilleure moitié. Vous pourrez offrir à votre collègue le n° 14 de Monde chinois, consacré à Hu Jie, DVD dans la couverture, que j’ai édité en 2008, un an avant les saillies de Leroy.
Publié avec l’aide du Medef ?
Je ne fréquente pas le Medef, que j’avais eu beaucoup de mal à attirer à Taïwan vers 1980 pour qu’il incite ses entreprises adhérentes à comprendre que Taïwan était le meilleur tremplin possible pour le jour où le marché chinois s’ouvrirait. Ces couillons étaient maolâtres et craignaient que Pékin ne veuille plus exporter de t-shirts et de champignons de Paris vers la France si on exportait de l’électronucléaire français à Taipei. C’est sans leur soutien que j’ai été pendant dix-huit ans un efficace vendeur de combustible nucléaire à Taïwan, sans compromission, ni commission, ni rétro-commission : de 1982 à 2007, et au-delà, la France a fourni 33 % des besoins en uranium enrichi des six réacteurs nucléaires de Taïwan.
Tout cela n’est pas très écolo, contrairement à la trajectoire d’autres anciens situs, comme René Riesel, aujourd’hui anti-industrialiste radical.
Je conchie les écolos politicards et militants, qui sont les ennemis de la véritable écologie. Je les ai toujours conchiés : l’IS n’était pas une organisation tendre pour les écolos. La neutronique, c’est pas de droite. Les niaiseries antinucléaires de Vaneigem ou de Riesel confirment – hélas ! – leur dérive. Le fait que quelques membres de ce minigroupe soient devenus gâteux, antivaccins, antinucléaires, et réclament de couvrir le Larzac par des éoliennes pour éclairer à huitième de temps quand le vent le permet la grange où ils égorgent leurs moutons n’est pas exaltant. L’électronucléaire est l’énergie la moins dangereuse, la moins polluante, la plus économique, celle qui prend le moins de place dans les paysages. Les prétendus emplois verts disparaîtront plus vite que les démagogues qui les vantent et auxquels les futurs chômeurs demanderont des comptes.
Dernière question. Je me suis laissé dire que vous cultiviez une intense passion pour Charlotte Corday et Marie-Olympe de Gouges, toutes deux mortes sur l’échafaud. Pourquoi admirez-vous l’assassin de Marat et la rédactrice de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne ?
Je suis heureux d’avoir publié en 2003 la meilleure biographie de Marie-Olympe, par Olivier Blanc, un historien havrais, qui avait eu la bonne idée d’éditer en 1987 en français les Dernières lettres des condamnés à la guillotine, confisquées par Fouquier-Tinville, que le journaliste anglais John Alger avait retrouvées aux Archives nationales et publiées en anglais en 1904.
Né en Normandie, élevé au cidre, je pense à Charlotte Corday chaque fois que je déguste un pont-l’évêque ou un livarot ou une andouillette à la crème du pays d’Auge. Elle doit entrer au Panthéon, avec Marie-Olympe de Gouges : Corday a quand même débarrassé la France du monstrueux Marat ! Il faut rendre hommage au courage et à l’intelligence d’une femme, solitaire, qui a intuitivement anticipé qu’il fallait éliminer l’idole des futurs bolcheviques.
Les maos franchouillards nous ramènent aux origines françaises du stalinisme, à travers leur éloge des massacres de septembre 1792. Si vous voulez comprendre ce que fut, en 1964, à Pékin, le lancement de L’Orient est rouge, avec trois mille choristes, ce n’est pas à Nuremberg et aux nazis qu’il faut remonter et s’arrêter, c’est, bien antérieurement, à la grandiloquente et ridicule scénographie par Jacques-Louis David de la fête de l’Être suprême, qui marque l’apothéose et le début de la chute de Mad Max Robespierre.
Sur les massacres de septembre 1792, vous offrirez à votre collègue Leroy La Véridique Histoire des hommes de proie de Roch Marcandier, guillotiné avec son épouse pour ce pamphlet, que je réimprime.
Marat, Fouché, Barrère, Robespierre, Carrier, Lénine, Trotski, Staline, Mao, Pol Pot, c’est comme un jouissif toucher rectal permanent pour les fantasmagoriques septembriseurs que sont les staliniens attardés et les maoïstes. Il serait temps qu’ils retirent leur doigt de leur cul !
René Viénet est un homme sympathique. Le genre à débarquer les mains pleines de vin et de livres et à cuisiner pour ses amis. C’est aussi un homme de combats et de bons combats. Quand tant d’autres s’aveuglaient volontairement sur les crimes des régimes totalitaires, et particulièrement sur ceux de la Chine maoïste, il a choisi son camp – le camp de la vérité. On le lui a fait payer. Ce brillant sinologue à l’érudition époustouflante n’a pas fait la carrière universitaire qu’il méritait. Peut-être pense-t-il aujourd’hui que c’est une chance. Ce n’en était pas moins une injustice. Je comprends que Viénet ait la dent dure contre ses ennemis. Ce que je comprends moins et que, pour tout dire, je n’aime guère, c’est la symétrie, non pas certes dans les idées mais dans le langage : violence contre violence, fanatisme contre fanatisme. Et autant l’avouer au risque de passer pour une béotienne, j’ai du mal à considérer l’injure comme l’un des beaux-arts. Mais quand René Viénet s’attaque à Jérôme Leroy, il se trompe de guerre et d’ennemi. Tout d’abord, accorder de l’importance à des échanges de fin de soirée publiés en 2009 sur un blog révèle un étonnant manque de discernement – et une sensibilité excessive. Surtout, s’il arrive à Jérôme Leroy de dire des âneries et même d’en écrire, faire de lui un zélateur de la Révolution culturelle, c’est attenter à son honneur, donc à celui de Causeur et au mien. Jérôme n’a aucune complaisance pour le totalitarisme. Je regrette que René Viénet ne l’ait pas compris. Parce qu’il faut bien dire que ça bouchonne un peu l’amitié. EL
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*Photo : Hannah.
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