Taquine, la BD s’amuse des formats, des matières, des maquettes, elle sait faire vibrer l’objet graphique, lui donner un aspect attrayant, original et réembaumer les archives d’un parfum d’inattendu. En cette rentrée, René Goscinny, Tif et Tondu, Boule et Bill reviennent en force.
La force du tandem explique la réussite commerciale de la BD. Même si les droits d’auteur sont divisés par deux, la tâche semble moins lourde. Quand l’écrivain s’échine, seul et incompris, à créer des personnages dans sa chambre de bonne, le scénariste et le dessinateur de bulles échangent, s’entraident, se fâchent et font face à l’adversité. Le roman est un sport individuel, la BD se pratique en équipes. Les duos arrivent à négocier leur contrat plus finement et sont le meilleur rempart aux appétits ou lubies des éditeurs. Car l’ennemi du créateur est toujours l’éditeur. C’est un marchand comme un autre, avec en plus, ce vernis culturel particulièrement agaçant. Il fatigue par sa pusillanimité, il geint des difficultés du marché et surtout il vous considère comme un travailleur immigré ayant des prétentions intellectuelles.
Tandems
Dans cette relation déséquilibrée, ce sont bien évidemment les auteurs qui plient les premiers. En matière de défense du statut des auteurs, nous sommes à la traîne, les intermittents du spectacle se sont organisés depuis bien longtemps et le monde de la BD a su se protéger. Notamment, grâce au roi René Goscinny qui inlassablement a montré les crocs devant les éditeurs et a été un syndicaliste en costume trois pièces plus efficace que les harangueurs de foules. On croyait tout connaître du père d’Astérix, du Petit Nicolas, d’Iznogoud ou d’Oumpah-Pah : son enfance argentine, son amour des Transatlantiques, sa famille juive exilée de Pologne et d’Ukraine, ses déboires américains, la galère à Paris, puis le succès, la gloire, le cinéma même et ce fatal test d’effort chez un cardiologue. René, notre Walt Disney gaulois, est encensé, exposé, panthéonisé, magnifié par la légende. Sa productivité laisse pantois.
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Son sens du gag et ce style malicieux, faussement enfantin, doux sans être mièvre, où la nostalgie fantasmée des rapports apaisés est une sorte de baume au cœur, sont la patte indiscutable d’un auteur génial. On a parfois des pudeurs à employer le terme de « génie », dans le cas de Goscinny, c’est aussi naturel qu’Obélix tombant dans la potion magique. Un jour, il faudra écrire un traité sur la langue de Goscinny, essayer de comprendre sa mécanique enjôleuse.
Innovante, la BD
Goscinny et Sempé, Goscinny et Uderzo, Goscinny et Morris, ces duos font partie de notre histoire nationale, de notre frise personnelle. Notre identité se niche là, dans le creux de tous ces albums. Catel Muller dite Catel, la reine du roman graphique a délaissé le temps d’un livre les figures du féminisme. Il faut relire son admirable Kiki de Montparnasse . Elle s’est attaquée au Roman des Goscinny chez Grasset. Elle met en miroir la vie du plus grand scénariste de BD et celle de sa fille, la romancière Anne. Le trait de Catel a quelque chose d’apaisant en apparence, plus irrévérencieux en profondeur. C’est comme un plaid qu’on a plaisir de retrouver aux premières pluies de l’automne. Les romans graphiques de Catel tiennent chaud et informent sans pontifier. On se sent moins bêtes. Les Goscinny ne pouvaient rêver d’une meilleure traductrice pour retranscrire le plus intimement et fidèlement cette folle vie.
Ce qu’on peut reprocher à la production littéraire française, c’est quand même son manque d’audace sur le fond et surtout sur la forme. Plus taquine, la BD s’amuse des formats, des matières, des maquettes, elle sait faire vibrer l’objet graphique, lui donner un aspect attrayant, original et réembaumer les archives d’un parfum d’inattendu. Chez Dupuis, sort à cette rentrée un Boule et Bill vintage par Roba et Delporte. Il s’agit de trente-deux chroniques parues entre 1967 et 1977 dans le Journal de Spirou sous le titre L’avis de chien de Bill. C’est drôle, impertinent, léger, plein d’une poésie cocasse. « L’homme est la plus noble conquête du cocker. Il est le favori qui nourrit, cajole, promène et inonde d’affection cette force de la nature qu’est l’épagneul bécassier à la taille réduite et à l’oreille tombante […] Avoir un homme chez soi, c’est avoir un foyer heureux » avertit Bill, dès le préambule. Le regard de Bill sur l’étrangeté des Hommes est tordant. Le Parti animaliste devrait en faire son manifeste.
Quand je vous dis que le monde de la BD innove, il suffit de lire le roman de Tif et Tondu L’antiquaire sauvage également aux éditions Dupuis. Non, vous ne rêvez pas, le dessinateur Blutch et le scénariste Robber font renaître Tif et Tondu en écrivains à succès dans un roman, prémices d’un futur album Mais où est kiki ? qui sortira en décembre prochain (en prépublication dans l’hebdomadaire Spirou actuellement). Une idée là aussi, très maligne et bigrement osée, l’écriture conjointe d’un roman et d’une BD dont l’objet est justement ce roman. C’est tordu et ça devrait faire école ! La BD est sans aucun doute l’avenir de la littérature.
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