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René Fallet: le journal d’un populiste maudit

Un journal miraculeux par sa prescience du chaos en marche…


René Fallet: le journal d’un populiste maudit
René Fallet, 1978 © ANDERSEN ULF/SIPA Numéro de reportage: SIPAUSA30051922_000005

Les éditions Équateurs publient son journal inédit (1962-1983): 450 pages d’amertume rosse et d’amour patraque


En France, pour être lu et accessoirement compris, il faut avoir la gueule de l’emploi. Sinon votre prose sera déconsidérée, votre œuvre minorée, votre talent rejeté dans les fossés du folklore pinardier et de la farce bistrotière. C’est le prix qu’a payé et paye encore René Fallet (1927-1983). Sa postérité a du mou dans la gâchette face à tant d’imposteurs. On le relègue, un peu hâtivement, au rang d’amuseur de fin de banquet, le nez sous la jarretière de la mariée et la chopine victorieuse.

Malgré des succès en librairie, notamment Paris au mois d’août (Prix Interallié-1964), et de nombreuses adaptations au cinéma (La Soupe aux choux, Le Triporteur, Un idiot à Paris, Les Vieux de la vieille, etc…), le natif de Villeneuve-Saint-Georges traîne une double peine : un physique de cheminot à la retraite et l’écriture de romans dits populistes. Rédhibitoire pour la Pléiade et les colloques savants. Un tel C.V vous classe dans la catégorie infâmante des écrivains à gapette, documentalistes en bleu de travail, exégètes de la mouise ouvrière avec ses relents de sueur et d’eaux usées, pissotière sur le palier et toilette dans le lavabo. Les thuriféraires du vivre ensemble en HLM ne sont entendus dans notre beau pays des Lettres chéries que s’ils portent en eux un message d’espoir et d’entraide.

Mauvaise tête, anar féroce, désenchanté pathologique, réfractaire à tous les ordres établis, amoureux meurtri, individualiste forcené, Fallet n’aspirait pas à la béatification. Il n’a jamais capitalisé sur sa jeunesse pauvre quand tant d’autres se drapent dans l’armure confortable du miséreux de service, ce masque grossier des falsificateurs. Il cognait dur sur son milieu d’origine, n’ayant aucune illusion sur ses congénères. Il était tout à fait irrécupérable, voire inflammable pour les bonnes âmes germanopratines qui n’acceptent que repentance et génuflexion chez les écrivains socialement défavorisés.

Nihilisme persifleur

Fallet braquait sa plume sur les « petites gens » de la Banlieue Sud-Est ou du Bourbonnais, sans les parer de toutes les habituelles qualité de bonté, de charité et de bienveillance, sans tout le tralala humaniste. Comme nous avons aimé les faiblesses et les errements de ces désopilants bougres, leurs joies matinées de craintes : leurs abandons nous étaient que bien trop familiers ! L’écrivain populiste n’est pas un cajoleur, il nous donne seulement à lire le reflet de notre miroir. Il n’esquive pas le réel. Il cristallise l’horreur du quotidien. Toute la drôlerie picaresque de ses histoires n’était finalement qu’un leurre, un détournement d’attention, une ruse d’auteur. Nous n’étions pas dupes. Sa veine acide venait nous rappeler sans cesse à l’ordre. Comme un mal inguérissable, une blessure d’enfance béante, un puits sans fond d’aigreur, sa lecture nous secouait de l’intérieur.

Philibert Humm © Maurice ROUGEMONT/Opale

Ce nihilisme persifleur nous hante depuis si longtemps. Journal de 5 à 7 aux éditions Équateurs, préfacé par le respectueux et néanmoins caustique Philibert Humm, Prix Vialatte 2021, confirme ce que l’on pressentait. Fallet était un moraliste narquois, désabusé, à l’humeur vipérine et au mal-être congénital. Follement doué dans la formule explosive et abyssalement inapte au bonheur ménager. Il était l’égal d’un Jules Renard ou d’un Paul Léautaud, dût-il en rougir sous la moustache. Sans filtre, sans faire preuve de cette ignoble modestie tapageuse, il distille ses états d’âme, se met à nu, couche son découragement sur la feuille. Le journal (enfin dévoilé) de ce grand écrivain est miraculeux par sa prescience du chaos en marche, son style altier, la profondeur de ses réflexions sur le métier d’écrire et le déséquilibre permanent de ses relations amoureuses. Fallet nous pousse à penser à l’os, à nous débarrasser de toute notre quincaille idéologique.

L’art de la maxime

Il suffit de soulever l’opercule nostalgique, le vélo, la pêche, les copains pour rencontrer un disciple de Claude Tillier. Dans ces 450 pages, on croise évidemment Brassens, Devos, Hardellet, Blondin et aussi Mitterrand. Fallet y éreinte, pour le plaisir du mot qui flagelle, Claudel et Sartre. « Quand il avait mal aux dents, Bébert se soignait en lisant Jean-Paul Sartre ». Forcément sublime. Il s’amourache de Corinne Marchand, comment lui reprocher ? Tandis que le visage d’Agathe traverse cette mer agitée. Sur le ton de la confidence, il nous avoue avoir lu Montaigne à seulement 36 ans et ne pas s’en être remis. Le lecteur happé par cette mitraille de maximes note sur un calepin ces fulgurances pour briller un jour en société : « Seuls les politicards et les promoteurs immobiliers ne sont pas passéistes » ; « Les vieux écrivains, comme les vieilles putes, ont encore leur petite clientèle » ; « Je ne fais pas de littérature, je la vis hélas » ; « Les femmes et les chaussures me blessent également six mois ». Et c’est ainsi que Fallet est grand !

Journal de 5 à 7 de René Fallet – Équateurs

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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