Qui lit aujourd’hui l’œuvre de René Fallet disparu il y a tout juste trente ans, le Rimbaud de Villeneuve-Saint-Georges, le Joachim du Bellay de Jaligny-sur-Besbre ? Quelques vieux réacs perfusés au beaujolais, nostalgiques du temps des copains, de la pêche à la ligne, des boules, du zinc lustré et des cycles Sirius, situés 14&16 rue Duret, Paris. Derrière cette mythologie bistrotière d’après-guerre, tellement salutaire à une époque où la littérature autofictionnelle a envahi les esprits, Fallet s’inscrit d’abord dans une tradition française : celle de la littérature à hauteur d’homme.
Il a mis sa plume dans les pas de Villon, Carco, Rabelais, Céline ou Léautaud. C’est-à-dire au service d’une belle langue à la musique plébéienne qui frétille comme une truite sauvage dans le lit de l’Allier. L’apparente gaudriole de ses plus grands succès (Le Triporteur, Les vieux de la vieille, Un idiot à Paris, La soupe aux choux, ou Le Beaujolais nouveau est arrivé) ne doit jamais masquer un profond désenchantement qui est sa véritable source intérieure. Ce qui n’empêche pas l’œuvre de Fallet d’être à la fois acide, corrosive, jouissive, partageuse et infiniment drôle. Sous ses épaisses lunettes et sa moustache à la Clémenceau, ce fils de cheminot cache une sensibilité à fleur de peau, une méfiance pour les grandes phrases et les illustres personnes qui les prononcent.
Il éprouve, définitivement, une aversion pour l’ordre, la fraternité obligatoire, la flicaille et toutes les polices de la pensée. Invité un jour à Radioscopie, il fit cette confidence à Chancel : « Je suis anarchiste tendance essuie-glace, de gauche à droite ». Même son chat « siamois bourbonnais » portait le nom prédestiné de Bonnot. Ses coups de griffe contre les cuistres, Fallet les donna entre 1952 et 1956 dans sa chronique littéraire régulière du Canard Enchaîné. Anar, Fallet l’était quand il s’agissait de taper sec sur les militaires, les curés ou les académiciens. Les coups pleuvaient sans les sommations d’usage. Voyez plutôt la férocité : « J’ai tâté de l’académicien. C’est dur et vaguement moisi. Un boucher se le ferait jeter à la face » à propos de Claude Farrère ou cette ironie saignante à l’adresse du Maréchal Juin : « Non, messieurs les calomniateurs, Juin sait écrire et le prouve. Voyez par exemple, ce passage, parfaitement digne d’une rédaction de certificat d’études ».
Nos modernes censeurs, déguisés en rebelles, pourraient en prendre de la graine. La provocation, l’irrévérence, la brutalité sémantique ne s’apprennent pas dans les salons ou les cocktails. Tous les écrivains ou pamphlétaires en herbe n’ont pas eu la chance d’avoir un père communiste, de ne posséder pour seul et unique diplôme que le certif’ et d’avoir eu dix-sept ans en 1944.
« C’est quand même dans les poètes qu’on apprend à écrire » aimait-il à dire. Il partageait le goût frénétique des livres avec Brassens, l’ami qui lui fit découvrir Paul Léautaud ou Claude Tillier et son picaresque « Mon oncle Benjamin ». Avant que Brassens ne devienne cette icône chantante, Fallet l’avait repéré sur scène et l’avait qualifié de « bon gros camion de routiers lancé à tout berzingue sur les chemins de la liberté… La voix de ce gars est une chose rare et qui perce les coassements de toutes ces grenouilles du disque et d’ailleurs ». Ensemble, ils avaient beaucoup lu. Michel Polac venu les interviewer pour la télévision en 1967 sur leurs lectures respectives avait eu droit à un phénoménal panorama de la littérature mondiale. Brassens récitait dans le texte Courteline, évoquait Voltaire, Ovide, Hugo, Steinbeck et Fallet répliquait par Aymé, Hemingway ou Lamartine.
Dès ses premiers romans acides (Banlieue sud-est, La Fleur et la Souris, Pigalle) parus entre 1947 et 1949, Fallet a impressionné les écrivains de son époque par cet univers où l’on rit beaucoup avant que l’émotion ne nous submerge. Antoine Blondin, qui s’y connaissait, comparait « sa délicatesse de facture (…) à un fabricant de porcelaine dans un magasin d’éléphants », Alphonse Boudard avait cerné ses deux manières « la manière naturaliste et la manière intimiste » et Michel Audiard, éternel pudique, s’en tirait en le traitant de « saligaud touché par la grâce ».
Des hommages, il en reçut à la pelle, il obtint le Prix Interallié en 1964 pour Paris au mois d’août, le Prix de l’Humour pour Au Beau Rivage en 1970, le Prix Scarron pour Ersatz en 1974, le Prix Rabelais et le Prix RTL grand public pour La Soupe aux choux en 1980. Alors si vous avez aimé Jean Lefebvre dans un Idiot à Paris, Darry Cowl dans le Triporteur ou Jean Carmet dans La Soupe aux Choux, vous allez adorer ces romans, merveilles de fantaisie et de causticité, de romantisme et de désabusement.
Romans Acides de René Fallet (Le cherche midi )
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