Les cartes postales de Pascal Louvrier (3/6)
Hölderlin a écrit : « À quoi bon des poètes en temps de détresse ? » René Char (1907-1988), membre influent du mouvement surréaliste, poète entré vivant dans la prestigieuse Pléiade, devient, dès le début de la Seconde Guerre mondiale, un résistant actif contre le nazisme. C’est une réaction instinctive. Aucun compromis possible avec cette idéologie monstrueuse. Il combat les armes à la main, devient le capitaine Alexandre.
Résister, c’est entrer dans l’action pour sauver l’honneur. Ce n’est pas bavasser et jouer les va-t-en-guerre au zinc du café. Les rodomontades mènent au gouffre. Il est bon de le rappeler à l’heure où les décérébrés nous poussent vers l’irréparable. Char commande la section atterrissage parachutage de la zone Durance. Il localise son QG dans le village de Céreste, en Provence. L’action, mais aussi l’écriture, ne le quittent pas. Il note : « Nous avons recensé toute la douleur qu’éventuellement le bourreau pouvait prélever sur chaque pousse de notre corps ; puis le cœur serré, nous sommes allés et avons fait face. » Il continue d’écrire de la poésie qu’il définit comme « la parole du plus haut silence ». Char écrit dès qu’il le peut dans « un garde-butin » qui deviendra les Feuillets d’Hypnos, recueil paru en 1946. Pas avant, car le poète engagé refuse toute publication pendant la guerre. Hypnos, fils de la nuit et frère jumeau de Thanatos dans la mythologie grecque. Hypnos, compagnon de résistance, cette « Armée des ombres » où il faut du courage et une bonne étoile pour rester en vie. Ce n’est pas, bien sûr, avec des mots qu’on détruit la machine à broyer nazie. Mais quand revient le temps des armes, on peut lire ce témoignage et en prendre de la graine pour éviter les manipulations des bellicistes.
L’horreur est son candidat
C’est au cœur d’un précoce été que je relis les Feuillets d’Hypnos. Les feuillages des tilleuls sont lourds et entêtants, et protègent peu de l’implacable chaleur. Je revois le visage ridé de Char, son front large, ses mâchoires massives, ses épaules massives qui rassurent. La mort le renifle, il la tient en respect. L’horreur est son quotidien, il garde espoir. Des miliciens massacrent un infirme. Char : « Les bandits avant de l’achever jouèrent longtemps avec une fille qui prenait part à leur expédition. Un œil arraché, le thorax défoncé, l’innocent absorba cet enfer et LEURS RIRES. » Il ajoute, entre parenthèse : « (Nous avons capturé la fille.) » Des fulgurances : « Agir en primitif et prévoir en stratège. » Ou encore : « Je plains celui qui fait payer à autrui ses propres dettes en les aggravant du prestige de la fausse vacuité. » Et encore : « Dans nos ténèbres, il n’y a pas de place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté »
Char fait du bois d’avant l’invention de la hache.
René Char, Feuillets d’Hypnos, Gallimard.