Malthusianisme: « Doctrine de Thomas Malthus (1766-1834) qui prône la continence volontaire en invoquant la disparité de la croissance démographique et de la production des substances alimentaires ». Ainsi le dictionnaire définit-il la théorie selon laquelle seul un contrôle sérieux de la population préviendra les crises économiques, les famines et les violences…
Mais qu’a donc à voir cette doctrine, sur laquelle chacun jette un regard noir, avec l’actualité ?
Aucun grand livre ne vient avant son heure. Ce n’est donc pas un hasard si c’est entre la fin du XVIIIe siècle et l’aube du XIXe que Malthus écrit son Essai sur le principe de population, dont il livre la version définitive en 1803.
Le siècle des Lumières a amené des progrès décisifs. La production agricole avait longtemps été malmenée par des coups de froid intense. On est alors dans ce « petit âge glaciaire » qui détruisit avec constance cultures et populations : le seul hiver de 1693-1694 a fait 1,3 millions de morts, dans une France de 20 millions d’habitants, et celui de 1709-1710 — en pleine guerre de Succession d’Espagne — est à peine moins létal, avec 600 000 morts. Mais malgré seize épisodes semblables, le XVIIIe siècle voit la population française passer de 20 à 30 millions d’individus. Les rendements à l’hectare, partout où les physiocrates ont porté la bonne parole agricole, s’améliorent nettement — ils sont ainsi passés de 8 quintaux / hectare à près de 70 aujourd’hui. Le prix du blé avait décuplé en 1710. Il connaîtra des variations, certes, mais rien de comparable. De surcroît, les peuples déchristianisés sont moins patients, et une hausse des prix des farines en 1788 a entraîné ce que vous savez l’année suivante.
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L’hygiène, facteur d’épidémies, s’améliore dans les classes aisées. Durant la peste de Marseille (1720), bourgeois et aristocrates meurent cinq fois moins que les pauvres. En 1796 Edward Jenner synthétise des recherches étalées sur son siècle et met au point le vaccin contre la variole (un vrai vaccin, celui-là, si vrai que la maladie a pratiquement disparu dans le courant des années 1970), qui frappait 60% de la population et tuait 20% des malades, chiffres fournis par Voltaire, grand partisan de ces premiers essais que l’on appelait alors « inoculation » ou « variolisation » : Bernoulli démontra en 1760 que la généralisation de cette pratique faisait gagner trois ans d’espérance de vie à la naissance. Et les enfants meurent un peu moins qu’auparavant. Bref, malgré les saignées des guerres de l’Empire, la France compte 30 millions de sujets en 1810 (l’Angleterre, 12 millions, l’Europe 187 millions, contre 747 aujourd’hui, et le monde un milliard — contre 7,874 en 2022).
Si tout ne va pas bien (il y aura une ultime épidémie de choléra à Paris en 1832), tout va globalement mieux.
Le scandale de l’Essai sur le principe de population
Mais pour Malthus, au contraire, tout empire. Cette expansion démographique est porteuse, dit-il, de graves troubles à venir. Alors même que la révolution industrielle a commencé en Angleterre, et autorise les rêves les plus fous, dans la lignée optimiste d’Adam Smith ou de William Godwin — et en France celle de Condorcet, voir son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, paru en 1795. D’où son idée de contrôle de la natalité.
L’Essai sur le principe de population est un immense succès, qui alimente des polémiques féroces. L’idée de retarder le mariage, d’encourager la chasteté, de limiter volontairement le nombre d’enfants, fait débat. La nécessité selon Malthus de cesser de venir au secours des pauvres scandalise.
C’est que, explique-t-il, les anciens régulateurs de la démographie, famines, guerres et épidémies, ne jouent plus leur rôle. La population croît de façon géométrique, et les ressources de façon arithmétique. L’écart se creuse donc, et débouchera à terme sur des crises insoutenables…
Le penseur anglais distingue les positive checks (traduisez checks par freins ou obstacles), tels que famines et épidémies, et les preventive checks, le contrôle volontaire ou imposé des naissances. Avortement, contraception et euthanasie sont au programme. La politique de l’enfant unique décrétée par la Chine de 1979 à 2015, qui a probablement évité 400 millions de naissances, serait tout à fait sa tasse de thé… Rappelez-vous la chanson de Jacques Dutronc, « Et moi et moi et moi » : on comptait à l’époque (1966) « 700 millions de Chinois » — un chiffre qui a seulement doublé en 60 ans.
Notons toutefois quelques signes encourageants. Ainsi le fait que l’âge du premier enfant ait constamment reculé (il est aujourd’hui bloqué autour de 30 ans en Occident), la transition démographique qui suppose qu’une baisse significative des naissances suive une baisse parallèle de la mortalité (c’est effectif depuis 2005, au moins dans les pays occidentaux où la fécondité des mâles, en particulier, baisse spectaculairement), ou les théories des écologistes profonds selon lesquelles l’accroissement de la population humaine entraîne forcément une extinction d’un nombre toujours plus grand d’espèces. C’est la thèse du commandant Cousteau, qui n’hésitait pas à affirmer que « la Terre est cent fois trop peuplée. Une terre et une humanité en équilibre, ce serait une population de cent à cinq cents millions de personnes… C’est une chose terrible à dire, mais pour stabiliser la population mondiale, nous devons perdre 350 000 personnes par jour. » Ou celle soutenue par Claude Lévi-Strauss vers la fin de sa vie : « Ce que je constate : ce sont les ravages actuels ; c’est la disparition effrayante des espèces vivantes, qu’elles soient végétales ou animales ; et le fait que du fait même de sa densité actuelle, l’espèce humaine vit sous une sorte de régime d’empoisonnement interne — si je puis dire — et je pense au présent et au monde dans lequel je suis en train de finir mon existence. Ce n’est pas un monde que j’aime ».
Le sida – total respect !
Quant aux positive checks, force est de constater qu’ils ne sont plus ce qu’ils étaient. Même si l’insécurité alimentaire concerne encore 45 millions de gens dans ce monde, les grandes famines — rappelez-vous le Biafra en 1967-1970, avec peut-être 2 millions de morts, une aubaine — ne sont plus d’actualité. Même les guerres, depuis la dernière, déçoivent les malthusiens. Quand on pense qu’au XIVe siècle Tamerlan a fait peut-être 17 millions de morts en conquérant l’Asie — soit 5% de la population mondiale… Et tout au sabre ! Ou que la conquête des Amériques a fait, au bas mot, par génocide volontaire ou épidémies transportées, près de 120 millions de victimes… De quoi faire rêver les mânes de Malthus.
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Pour ce qui est des épidémies, n’en parlons pas. La peste est vaincue, comme le typhus, depuis que nous ne cultivons plus puces et poux, le choléra régresse, la variole n’existe plus, poliomyélite et tuberculose sont en déclin. Alors oui, Ebola, le Sida (32 millions de morts — total respect !), c’est bien, mais c’est insuffisant.
De surcroît, les épidémies anciennes frappaient indistinctement jeunes et vieux. Il faudrait un fléau qui élimine prioritairement les bouches inutiles — comme dans Soleil vert, où Edward G. Robinson (qui dans les faits avait un cancer du pancréas en phase finale, jouait sa mort sur la Sixième symphonie de Beethoven et le Peer Gynt d’Edvard Grieg, et est décédé juste avant la sortie du film) aspire à l’anéantissement. Vous rappelez-vous que l’action de cette dystopie se passe en 2022 ? Ou dans le Parfum d’Adam, de Jean-Christophe Rufin. Depuis le Meilleur des mondes de Huxley (1932), de bons esprits ont imaginé une société sagement malthusienne… Il reste à écrire l’histoire d’une épidémie qui ciblerait préférentiellement les personnes âgées ou les vieux cons dans mon genre, dont ainsi les jeunes n’auraient plus à payer les retraites… Une pure fiction…
Pourquoi diable vous parlais-je de Malthus, en ce 7 janvier 2022 ?
Ah oui, je me rappelle : le Covid !
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