Fin octobre, Renaud Camus écrivait dans un tweet : « Le génocide des juifs était sans doute plus criminel, mais paraît tout de même un peu petit bras auprès du remplacisme global. » Alain Finkielkraut a réagi dans « L’Esprit de l’escalier » (Causeur n°52), s’attristant de voir Camus céder « au démon de l’analogie » et estimant que, si la démocratie a enfanté un monstre, ce monstre n’est pas génocidaire. L’écrivain répond à son tour à cette critique.
Alain Finkielkraut dit que je creuse ma tombe. Il a raison. Puis je scierai la branche sur laquelle je serai assis, juste au-dessus. C’est le plus simple. Il faut en finir.
Tweeter, déjà, c’est se quitter un peu. J’aime les littératures à contrainte. C’est au point de regretter le passage aux deux cent quatre-vingts signes, ce relâchement de la forme. Mehdi Meklat n’avait pas tout à fait tort quand il disait que c’était un autre qui tweetait en lui, son double maléfique. Je n’irai pas jusque-là. Mais il est certain que ce mode d’expression qui fut inconnu à tout un siècle de ma vie m’invite à un autre style, un autre moi, une autre grammaire, d’autres mots. « C’est donc un amoureux qui parle et qui dit : », écrit Barthes à l’orée de ses Fragments. « C’est donc un twittos qui s’exprime et qui dit : ».
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Prenons petit bras, pour commencer par la partie la moins défendable de mon dossier. Petit bras n’appartient pas à mon vocabulaire, je crois que je ne connaissais même pas cette expression il y a quelques années. Elle est triviale, vulgaire, et c’est une faute de goût incontestable que de l’avoir employée à proximité des mots génocide des juifs. Je prie qu’on m’en excuse. Mais bien entendu je n’ai jamais écrit que le génocide des juifs était un peu petit bras. J’ai écrit, sur un ton twiterrien déplacé, qu’il l’était auprès du remplacisme global. Si l’on dit qu’un paquebot est une barque auprès d’un iceberg, on ne dit pas que le paquebot est une barque : on dit que l’iceberg est colossal. La phrase n’a de sens que dans la mesure où il est bien entendu que le paquebot est gigantesque. Et non (ceci à l’intention à l’UEJF), je ne dis pas que le génocide des juifs est un paquebot, pas même le Titanic. Je dis qu’il est l’aune de l’horreur, et, sur ce point, indépassable : « plus criminel » – Alain Finkielkraut le relève lui-même, en instruisant loyalement mon procès. Mais le remplacisme global, et même le seul Grand Remplacement, qui intéresse des dizaines de millions d’hommes et bouleverse trois continents, est plus largement étalé.
Au fond l’incident petit bras (j’espère que ce ne sera rien d’autre) aura eu l’avantage de bien mettre en lumière une divergence fondamentale de vues, entre Alain Finkielkraut et moi. Elle est parfaitement honorable pour les deux parties, tout intellectuelle, et il n’y a aucune espèce de raison d’en faire un casus belli.
Alain Finkielkraut voit l’univers concentrationnaire nazi comme un unicum, un isolat auquel il ne faut rien comparer. Je le vois comme un diamant noir, un aleph de l’abomination, le cœur des ténèbres – le plus monstrueux chapitre d’une histoire commencée avant lui et qui n’est pas close, il s’en faut de beaucoup : celle de la déshumanisation de l’homme, sa réduction à la Matière Humaine Indifférenciée (MHI).
Des deux, c’est moi qui donne aux camps de la mort le plus d’importance, puisque j’en fais un paradigme. Ils m’obsèdent au moins autant que mon opposant en ce grave débat. Bien loin d’en diminuer en quoi que ce soit l’horreur – ne parlons même pas de me livrer à une quelconque apologie de crime contre l’humanité, ou de m’abandonner au moindre négationnisme, comme m’en accusent quelques imbéciles haineux à la Frédéric Martel, que je poursuis en justice pour diffamation –, j’en ai fait de longue date le centre de ma réflexion (cf. par exemple Discours de Flaran ou Nightsound, tous les deux chez P.O.L).
Le remplacisme global ne consiste pas à « vouloir compenser par l’immigration la baisse de fécondité des pays d’Europe » – que je juge pour ma part une excellente chose : plût au ciel que le reste du monde les imitât. Il consiste en la normalisation de l’homme, sa standardisation, selon l’enseignement de ce Frederick Winslow Taylor, père de l’organisation scientifique du travail, dont les principes ne furent par personne mieux mis en pratique que par Henry Ford, antisémite notoire dont Hitler avait la photographie dans son bureau, à la chancellerie : les usines Ford allemandes jouxtaient les camps de la mort et travaillaient en étroite symbiose avec eux.
La bathmologie, science barthésienne des niveaux de langage, est seule à pouvoir rendre compte du retour marxien de l’histoire en farce tragique, à un autre niveau de la spirale du sens. La société antiraciste, qui tirait toute sa légitimité et son pouvoir idéologique du plus jamais ça ! proféré face aux camps de la mort, a fini par accoucher d’un monde où l’on ne peut plus enseigner la Shoah, dans nombre d’écoles, et que les juifs fuient par milliers, car ils n’y sont pas en sécurité ; cela tandis qu’à Berlin les enfants chéris de ce même antiracisme courent les rues aux cris de Mort aux juifs !
Finkielkraut pense que le nazisme était le contraire du remplacisme parce que « pour Hitler, la grande hérésie est de croire, précisément, que les individus sont interchangeables ». Précisément : qu’est-ce qui les empêche de l’être ? Les juifs, les Tziganes, les homosexuels, les fous. Une fois ceux-là éliminés les Allemands et les Européens seront les mêmes, pareils au Même, interchangeables, comme étaient dressés à l’être les Hitlerjugend – et si l’un tombe il en viendra un autre, tout pareil. Quant aux juifs, ils sont réduits au plus commun dénominateur de la matière, humaine ou non humaine, cendres de leurs corps, or de leurs dents, sans parler de leur peau pour quelques abat-jour.
On a beaucoup vu l’univers concentrationnaire comme un crime contre les juifs, et on a eu mille fois raison ; mais il est temps de l’envisager aussi comme un crime contre l’homme, contre l’humanité de l’homme. Les boîtes à hommes où ne peuvent même pas se tenir debout, à Hong Kong et ailleurs, des travailleurs qui se ruinent en loyer pour être près d’un travail qui leur permet à peine de payer leur loyer relèvent de la même histoire que les châlits d’Auschwitz : celle de l’industrialisation du mal, ou de sa postindustrialisation, de sa standardisation. Le racisme avait fait de l’Europe un champ de ruines, l’antiracisme en fait un bidonville haineux. Le remplacisme global, cinématographiquement, c’est Metropolis, plus Les Temps modernes, plus Soylent Green.
Il n’y a pas de génocide, dit Finkielkraut (c’est même la preuve que je suis fou). Il ne voit pas que le génocide moderne a fait d’énormes progrès, spécialement « en termes d’image ». Tuer n’est même plus nécessaire. Il suffit de remplacer. C’est un peu plus long, mais plus sûr.
Nous serons au moins d’accord sur un point. Les sociétés postmodernes sont posthitlériennes, dit Finkielkraut. Je dirais même qu’elles ne sont que ça. Beaucoup à l’envers, par réaction (l’antiracisme) ; un peu à l’endroit, par co-appartenance (la standardisation) : La Seconde Carrière d’Adolf Hitler est moins criminelle que la première, sans doute, mais de portée encore plus vaste.