La correspondance de l’auteur de Sixtine – « l’anti-Gide » – atteste qu’il préfigurait par maints aspects Paul Valéry – qui s’en est souvenu avec Monsieur Teste.
On a été bluffé par l’édition de cette Correspondance de Gourmont (1858-1915). Certaines lettres étaient connues – les Lettres à Sixtine en particulier – mais la plupart sont inédites. On se doit de signaler, en majesté, Vincent Gogibu pour le travail de titan accompli. Non seulement collationner les lettres, les retrouver, les déchiffrer, mais son travail de notes sur chaque lettre : stupéfiant. Ce Monsieur sait tout de Gourmont, peut-être même est-il plus son contemporain que le nôtre, tant rien, de Gourmont et de ses amis, ne semble lui être étranger.
Cette Correspondance, ce sont 1200 lettres, plus de 200 destinataires et un découpage judicieux : années de jeunesse (1867-1889), années symbolistes (1890-1899), maturité (1900-1909), réclusion (Gourmont est défiguré par un lupus tuberculeux depuis le début des années 1890) et l’Amazone (Natalie Clifford Barney) (1910-1915) – Gourmont meurt à 57 ans, après avoir dirigé une foultitude de revues (dont une, avec Jarry, L’Ymagier) et publié une centaine de volumes.
L’autre « contemporain capital »
Au fil de ces lettres, on (re)découvre l’amant délicat et l’ami généreux et attentif, on retrouve le Gourmont érudit, sollicité en son temps par les plus grandes revues internationales, aussi bien dans le monde latino-américain qu’en Europe, fêté par Ezra Pound et T.S. Eliot ou, plus tard, par Cendrars et Apollinaire.
On en veut un peu à Gide qui en fit un rival de choc, qui créa La NRF en partie pour faire concurrence et pièce au Mercure de France, LA revue la plus associée au nom de Gourmont et dont il fut une des signatures les plus éminentes (avec Léautaud) pendant presque trente ans.
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Gide n’aimait pas Gourmont s’il le considérait. Point de tension : « Gourmont était du côté de la raison, de l’esprit, de l’intelligence et de la quête de vérité » (fût-elle contradictoire, mais Gourmont revendique, comme Baudelaire, le « droit de se contredire »). Et Gide, « du côté de l’art, de la littérature et de la beauté ». Et la postérité a éclipsé l’autre « contemporain capital » qu’était Gourmont. Breton et les surréalistes ont sans doute aussi tenu leur rôle, qui considéraient Gourmont comme un homme du passé, et sa littérature, de même. Lorsqu’on relit Le Livre des Masques aujourd’hui, on se pince. Les surréalistes aussi, parfois, ont manqué de vista.
Vincent Gogibu dans sa préface recrue de renseignements le suggère : Gourmont avec Sixtine, roman de la vie cérébrale a sans doute préfiguré Valéry et Monsieur Teste. Oui, Gourmont, l’homme de la dissociation des idées, le « prince des sceptiques », « l’anarchiste littéraire », qui présuppose, dans tout ce qu’il écrit, un lecteur actif, devance, à sa façon, un certain Valéry (le rédacteur des Cahiers). Gourmont ou le chainon manquant d’une longue histoire, de Voltaire à Valéry ? Voire.
Une correspondance très riche
Reste que c’est peut-être comme animateur de revues et comme amant-amoureux que sa Correspondance nous en apprend le plus. Ses assiduités auprès de sa Sixtine (Berthe de Courrière, son égérie), sa cousine éloignée Marthe, sa maîtresse, Mme Avril, et l’Amazone (l’autre égérie, le baume de la fin de sa vie) : que d’attentions, de délicatesse, de prévenance, de douceur chez Gourmont alors.
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On relève, au hasard de ses correspondants – ce qui donne une idée de la richesse de la somme – Octave Mirbeau. Il faut lire les échanges de lettres au moment de la polémique sur Le Joujou Patriotisme de Gourmont pour voir combien tout ce petit monde n’a guère changé – et pour prendre la mesure du dévouement de Mirbeau dans cette affaire. Mais aussi Ghéon, Gide, Francis Jammes, Mallarmé, Léon Bloy (mais ni Villiers qu’il connut, ni Huysmans avec qui il finit par se brouiller), René Quinton et Edouard Dujardin (avec lesquels il tente, dans La Revue des idées, de « faire le pont entre la littérature et la science »), son ami André Rouveyre, Barrès, Valette (l’homme du Mercure de France), Eekhoud (aujourd’hui injustement négligé), Maurice Denis, Félix Valloton… ou Léautaud qui, à raison, considère que « célébrer Gourmont, c’est célébrer l’intelligence ». Sachons gré à Vincent Gogibu et aux Éditions du Sandre d’y avoir contribué, avec une témérité et une audace qui obligent.
Remy de Gourmont Correspondance – deux volumes : T.1 (1867-1899), T.2 (1900-1915) – Réunie, préfacée et annotée par Vincent Gogibu – Éditions du Sandre, 480p. et 686p.
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