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Rémi Brague, la religion comme vie possible et bonne

Le dernier essai du philosophe revient aux racines du sentiment religieux


Rémi Brague, la religion comme vie possible et bonne
Youtube - Image tirée d'une vidéo de Familles Chrétiennes

Le philosophe des religions qu’est Rémi Brague s’en félicite : on a, comme par enchantement, cessé de considérer sa spécialité comme une bizarrerie superflue. Sur Dieu, sur l’homme, sur la raison, sur le droit et sur la politique, l’étude philosophique des religions permet de clarifier des situations réelles et actuelles.


Or il est soudain apparu nécessaire de comprendre le monde dans lequel nous vivons. Pour nous y aider, Rémi Brague propose un ensemble d’essais consacrés à l’étude de ce que l’on désigne communément par le terme de religion.

D’ailleurs, ce n’est pas si simple. Il existe des dieux sans culte (chez Aristote), des doctrines du salut sans dieu (le bouddhisme). Et des religions révélées ou naturelles, sans compter les innombrables -isme qui ont chacun érigé leur propre idole (progressisme, nationalisme, racisme…). En s’appuyant sur des idées développées par Alain Besançon à propos du communisme, Rémi Brague souligne que l’idéologie, plus qu’une religion, est une « double perversion de la science et de la religion, perversion croisée, l’une pervertissant l’autre ». On n’invente pas si facilement une religion, à moins d’être un « esprit légèrement dérangé » comme Auguste Comte.

Si la vie était due au hasard…

Du reste, on sait que Rémi Brague est chrétien. Selon lui, comme par hasard, le christianisme est la religion absolue, « dégagée de tout lien ». Ni peuple (judaïsme), ni droit (islam), ni sagesse (bouddhisme). C’est aussi, pour lui, l’occasion de mettre en évidence une certaine faiblesse : le concept de religion, conçu dans un environnement chrétien, s’applique assez mal aux autres religions.

L’un des problèmes les plus épineux est le monothéisme. « Que fait le monothéisme de la pluralité ? Que fait le polythéisme de l’unité ? » Rémi Brague rappelle les notions gigognes définies par Aristote : le nombre, l’espèce, le genre, l’analogie. Aussi se pose-t-il une question qui n’est peut-être pas entièrement rhétorique : la différence est-elle si grande entre une myriade de dieux et un dieu unique, sachant que tous sont radicalement différents du monde ?

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On observe dans l’histoire un passage de l’animisme au polythéisme, puis au monothéisme – et enfin à l’athéisme. C’est fâcheux. Pourtant, l’athéisme est impossible, et cela en vertu d’un raisonnement parfaitement rationnel : si la vie était due au hasard, l’homme n’aurait aucune raison de la souhaiter, ni de la maintenir et de la transmettre. Reste cette impression étrange que le monothéisme n’est qu’une transition entre le polythéisme heureux et l’athéisme malheureux. À ce propos, Rémi Brague s’emploie à souffler le tiède et le froid. D’une part, il souligne qu’un retour au paganisme ne serait pas si grave, si la science moderne ne l’avait pas privé de « ce qui le rendait plausible » (les naïades dans les sources, Zeus brandissant la foudre). D’autre part, il met en évidence le fait que les nouvelles idoles disponibles ne sont pas extrêmement attirantes (nation, progrès, classe, race).

L’idolâtrie n’est jamais plus dangereuse et mortifère que quand l’idole est unique

Quel est, finalement, le critère de la divinité authentique ? Ce n’est pas le sens du sacré, mais le respect pour la sainteté. « Le Nouveau Testament s’oppose à la sacralité du pouvoir politique en affirmant que le Seigneur n’est pas César, mais bien Jésus crucifié. » Cette interprétation a plus d’allure que l’apologie ordinaire de la laïcité (rends à César…). Rémi Brague poursuit : « Et ce qui est saint n’est pas à mes yeux ce pour quoi on peut et doit mourir, mais avant tout ce qui rend la vie possible et bonne. » Soyons positifs.

Et pourtant, notre auteur a aussi ses moments de faiblesse. Une petite tentation stoïque, peut-être, ou du moins épicurienne. Les dieux d’Epicure « ne se soucient pas de ce que nous faisons et mènent une vie paisible de contemplation. Mais, de la sorte, sans le savoir, ils procurent aux philosophes un modèle de règles de vie qu’il leur faut respecter pour être heureux comme un dieu parmi les mortels ». Tout comme les grands couturiers s’habillent en noir, le philosophe des religions rêve de simplicité. C’est peut-être le goût du danger qui ramène Brague au christianisme, du moins au monothéisme. Car, selon lui, « l’idolâtrie n’est jamais plus dangereuse et mortifère que quand l’idole est unique ». Fort heureusement, il y a un antidote, l’humanisme, disons plutôt la confiance en l’homme. À propos du fameux discours de Benoît XVI à Ratisbonne (le 12 septembre 2006), dont le thème était la religion et la raison (et pas seulement la supposée critique de l’Islam), Rémi Brague rappelle que le Dieu de la Bible, quand il met l’homme en procès, ne le fait jamais à l’égard de ses « intérêts personnels » (en raison de la transgression d’un rituel, par exemple), mais toujours parce que la justice a été violée envers des êtres humains (parjure, violences). Et Dieu prend à témoin les montagnes (la nature). Il s’agit d’un débat rationnel en présence d’un tiers désintéressé, autrement dit nous sommes à la racine du droit, dont le fondement lui-même est l’amour, c’est-à-dire le « respect envers ce qui est ».

« La liberté occidentale représente une tradition ancienne dont il faut chercher la source avant tout dans la période médiévale »

Il faut s’interroger sur cette origine divine de l’injonction de justice. C’est-à-dire, « pour le christianisme, ce que Dieu dicte à la conscience. Les Lumières n’ont pas inventé la liberté. « La liberté occidentale représente une tradition ancienne dont il faut chercher la source avant tout dans la période médiévale ». Et le Moyen âge lui-même a construit sa vision du monde sur la Bible, qui contient des conceptions implicites sur la liberté.

Puisque les religions sont à la fois semblables et différentes, il n’est pas étonnant que les idées qui les concernent soient confuses, notamment celle de laïcité, que l’on confond souvent avec celle de séparation. Or l’Etat et l’Eglise n’ont pas besoin d’être séparés, puisqu’ils n’ont jamais été unis. « Ce que nous appelons “séparation” est l’interruption d’une dépendance mutuelle ou même d’une coopération. »

La vraie séparation, selon Rémi Brague, consiste à renégocier sans cesse des relations « nécessairement contingentes ». Faut-il comprendre : un peu comme fait le Dieu de l’Islam avec le monde ? De fait, la philosophie des religions n’est pas avare de paradoxes, comme en témoigne quelques aphorismes semés ça et là par Rémi Brague. Par exemple, à propos de séparation/laïcité/désacralisation : l’Eglise fut la première bureaucratie étatique en Europe, et c’est l’Eglise même qui s’est efforcée de désacraliser le pouvoir des rois afin de s’assurer le monopole du sacré.

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