Pour mettre fin à la ghettoïsation linguistique de certains établissements scolaires, la politique des ZEP a été inefficace. Tribune d’Alain Bentolila, linguiste.
Durant ces dernières décennies, des lieux d’accueil sont devenus progressivement des lieux de réclusion dans lesquels les relations linguistiques précises et le partage culturel équilibré sont quasi inexistants. Dans ces ghettos, qui ont usurpé le beau nom de « cités », le mélange de lambeaux de langue française avec des bribes de langues dites « maternelles » (arabe et langues africaines) ont produit un « code switching », omniprésent dans les échanges. Ce phénomène est en fait un aveu d’impuissance linguistique, et de confusion culturelle plutôt qu’un métissage sémiologique enrichissant. Les « citadins », parce qu’ils sont reclus, souffrent ainsi d’une insécurité linguistique globale qui exclut le dialogue équilibré et l’échange apaisé : dans ces ghettos, la connivence et la ressemblance sont en effet les pires ennemis d’un développement ambitieux du langage. En résulte un mélange d’imprécision et d’impuissance qui interdit de faire passer sa pensée dans l’intelligence d’un autre au plus juste de ses intentions et de recevoir la pensée de l’autre avec lucidité et exigence. La ghettoïsation sociale engendre donc une insécurité linguistique qui ferme à double tour les portes du ghetto : cycle infernal qu’une école, elle-même enclavée, se révèle incapable de briser. C’est la leçon que devraient méditer ceux qui, pour « faire jeunes ou populaires », encensent ce « langage rétréci » alors qu’eux-mêmes et leurs propres enfants disposent, dans leurs maisons et dans leurs écoles, de paradigmes étendus et savent donner à chaque mot sa juste place.
S’emparer du pouvoir linguistique
Soyons clair ! Il est hors de question de laisser entendre que certains jeunes Français n’auraient pas les moyens intellectuels de se doter d’une langue puissante et efficace. Tout ce que nous savons sur les langues et les populations qui les parlent ne laisse planer aucun doute sur le fait que tout être humain, quelle que soit sa race, son ethnie, et sa culture, possède le même potentiel d’apprentissage linguistique, les mêmes capacités de se construire une langue riche et le pouvoir de s’en servir avec précision… Mais encore faut-il que le milieu social, les stimuli interrelationnels et les ambitions de communication qu’on lui propose poussent un individu à s’emparer du pouvoir linguistique. En bref, si certains de ces jeunes exclus n’ont pas les mots pour dire le monde et laisser ainsi une trace précise d’eux-mêmes sur l’intelligence d’un autre, c’est parce qu’ils sont soumis -même au sein de leur école- à une telle stérilité culturelle, à une telle aridité linguistique, et confrontés à un horizon d’engagement tellement rétréci que l’idée même de la conceptualisation et de l’argumentation se trouve exclue.
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Dans l’espoir de maquiller une ghettoïsation scolaire, qui a condamné de fait une majorité d’élèves à un échec très tôt programmé, nos responsables politiques eurent, dès les années 80, l’idée d’inventer le concept fumeux de « discrimination positive » : « arroser là où manque l’eau », « donner plus à ceux qui ont moins » …. En réalité, ces ghettos éducatifs officialisés n’eurent pas l’effet que l’on nous avait promis. Malgré l’octroi de moyens supplémentaires significatifs, le taux d’échec scolaire est quasiment resté au même niveau. Le statut « prioritaire » de ces établissements n’a eu, sur une période de 30 ans, aucun effet significatif sur la réussite des élèves : aucun effet sur l’obtention d’un diplôme, aucun sur le passage en 4e et en 2nde, aucun enfin sur l’obtention du baccalauréat. Durant ces 30 dernières années, l’écart entre les résultats obtenus par les élèves de ZEP et ceux obtenus par les élèves hors ZEP n’a pas varié de façon significative : entre 10 et 12 points de différence en ce qui concerne la lecture ; entre 9 et 11 points pour les mathématiques. Si l’on ne prend en compte que les élèves faibles, les écarts sont encore plus parlants : en REP, la proportion d’élèves faibles en lecture s’est élevé en 2018 à plus de 30 % contre 15% hors REP. Dans ces écoles confinées, filles des cités de relégation qui les oppressent, on tente depuis des années de « jouer à l’école », comme d’autres « jouent au docteur ». On n’en finit pas de se désespérer devant ces ghettos scolaires de plus en plus ravagés par des flambées de violence. On y installe des portiques, des barrières, des caméras, on multiplie les exclusions. Autant de gesticulations qui ne touchent que l’écume des choses. Car s’il suffisait de supprimer les actes de violence en confisquant les instruments de la violence ; s’il suffisait de réenchanter ces établissements en les égayant par une couche de peinture rapidement écaillée ou en distribuant des tablettes numériques très vite détournées, tout serait tellement facile ! Aussi aisé que d’éradiquer l’illettrisme en imposant à tous les CP une méthode de lecture syllabique. En vérité, ces lieux sont peu à peu devenus des camps retranchés où des enseignants sans expérience, très vite à bout de souffle, tentent désespérément d’attirer des élèves rebelles à tout apprentissage tout en essayant d’empêcher d’autres jeunes d’entrer pour commettre des actes de vandalisme et de violence. Quant aux parents, ils sont absents, et muets, sauf lorsque la justice s’en mêle. Écoles sanctuarisées, nous dit-on… ? Non ! Disons plutôt écoles barricadées, emmurées, encerclées par des populations désabusées et des forces de plus en plus hostiles. Enclaves institutionnelles à peine tolérées sur un territoire où l’on a perdu le goût d’apprendre et le devoir de transmettre ! Ces « écoles dénaturées », fruits du cynisme et de la lâcheté de générations de responsables politiques, ont besoin aujourd’hui d’une véritable métamorphose.
L’École, face à l’essaim d’associations encourageant le repli identitaire
Nous ne sortirons pas de cet engrenage épouvantable en érigeant des murailles. Car nous ne ferions que couper définitivement l’école de ses partenaires naturels qui, dans cette situation d’extrême difficulté, sont les seuls à pouvoir la soutenir. La seule façon de sortir ces établissements du ghetto dans lequel on les a enfermés depuis des dizaines d’années est de leur permettre de transformer dans ses fondements mêmes leur projet éducatif. Attention ! Il ne s’agit pas de réduire les ambitions d’apprentissage en les « ratiboisant » pour les adapter à ces populations ghettoïsées. Bien au contraire ! L’équipe éducative, dont on devra veiller à la formation et à la stabilité, ne devra pas céder sur la qualité des textes et la rigueur des démonstrations ; elle ne devra en rien négliger la précision des mots et la rigueur des règles de langage ; elle ne baissera aucunement ses exigences en matière de comportements et fera respecter strictement les règles de la laïcité. Dans ces écoles revisitées, on devra donc appliquer les programmes et les règles de l’École de la République avec la plus grande fermeté, mais, en même temps, elles seront des lieux de culture et de formation ouverts à tous. Des lieux dans lequel les familles seront des partenaires à part entière de l’éducation de leurs enfants. Ici plus qu’ailleurs, l’École devra devenir celle d’une communauté réunie autour d’un projet éducatif assumé par tous. Dans cette école ouverte aux familles, les enseignants devront apprendre à partager le pouvoir de parole au sein de véritables conseils d’établissement, responsables de sa gestion et de son animation ; les familles devront avoir le droit de s’exprimer sur tous les sujets, même si, sur les choix des démarches et des contenus pédagogiques, la dernière parole reviendra strictement aux enseignants. Partie prenante de l’éducation de leurs enfants, meilleurs alliés des enseignants, les parents retrouveront ainsi une dignité que ni leurs enfants ni l’école ne leur reconnaît aujourd’hui dans ces quartiers. L’École deviendra leur école, celle où ils trouveront eux-mêmes après la fin des cours les moyens de progresser, d’apprendre une langue française de qualité, de gouter la culture qu’elle porte. Fièrement installée au milieu de la cité, c’est donc à l’école que l’on confiera la mission de renouer les liens sociaux, culturels et… économiques, et non à un essaim d’associations dont on évalue rarement l’efficacité et qui parfois encouragent le repli identitaire. Vitrine de notre patrimoine littéraire, scientifique et artistique, lieu républicain d’exigence intellectuelle et linguistique, l’école sera aussi un espace où pourront s’exprimer les cultures familiales les plus diverses. Ces cultures « venues d’ailleurs » ouvriront ainsi à tous des horizons de découverte, contribueront à développer le respect de l’Autre et surtout feront aimer ce qui est différent. Elles seront d’autant mieux accueillies par l’École que l’on soulignera leur capacité de porter nos valeurs universelles. On fera ainsi gouter aux élèves et aux familles la merveilleuse diversité culturelle et narrative des textes fondateurs d’où qu’ils viennent et on montrera comment ils ont traversé depuis les siècles les civilisations les plus différentes, pour tenter d’apaiser les inquiétudes et les terreurs humaines.
Pour une école de la résistance, Alain Bentolila, éd. Broché, 192 pages, 23 février 2022.
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