On a eu la chance d’un peu connaître Jacques Sternberg au moment où l’on était édité par Pierre-Jean et Hélène Oswald qui s’étaient réfugiés aux Belles Lettres et avaient lancé la collection Le Cabinet Noir. Jacques Sternberg faisait partie de ces écrivains qui ressemblaient à leurs livres : il était noir, désespéré et drôle. Il avait l’humour très particulier des survivants, de ceux qui naissent à Anvers en 1923 dans une famille juive, par exemple. Jacques Sternberg était le champion toutes catégories de la short story et même de la very short story. Un paragraphe, voire une phrase. Il a été en France un des pionniers de la SF et a aussi inventé un fantastique bien particulier. Il a animé la revue Mépris et était ami de Roland Topor.
Il ne se trouvait bon que dans la forme courte. Il n’aimait pas tellement ses romans. Nous si. Et notamment ce Toi, ma nuit qui ne se contente pas d’avoir un beau titre. Le roman raconte comment dans une société sexo-orwellienne, polluée, urbanisée à l’extrême, où la pornographie est devenue le mode de vie obligé, un homme tombe amoureux d’une femme et tente de vivre une histoire d’amour comme dans le monde d’avant. Jacques Sternberg n’était pas un puritain, loin de là. Au contraire, avec son solex et son bonnet de marin, il fut un très grand séducteur et un très grand séduit. Mais il avait pressenti dans Toi, ma nuit, écrit en 1965, toutes les ambiguïtés de la révolution sexuelle qui était sur le point d’advenir et comment la société spectaculaire marchande allait retourner en aliénation ce qui se voulait émancipation.
On a lu Toi, ma nuit quand on avait seize ans, en Folio. Ce roman, on lui doit beaucoup : il n’est pas pour rien dans la construction de notre imaginaire et l’on sait à qui l’on doit cette sensation durable d’être un homme seul dans une société prétotalitaire où neuf femmes sur dix, surtout les trentenaires, donnent l’impression d’avoir été implantées à la naissance avec une puce qui les programme pour la soumission, la consommation, le sexe en vingt leçons, l’hystérie froide et le bovarysme assisté par ordinateur.
Quand on a rencontré Sternberg, en 99, on lui a demandé de nous dédicacer notre exemplaire folio. Il l’a fait avec une bienveillance amusée. Et puis voilà qu’une « bonne pêche » chez un bouquiniste de Bruxelles nous a fait trouver l’édition originale, celle publiée chez Eric Losfeld, et dédicacée à un autre des maîtres de notre jeunesse, le grand André Pieyre de Mandiargues qui lui aussi, mais dans une veine plus nettement post surréaliste, savait jouer du fantastique et de l’érotisme comme personne, notamment dans Le Lis de Mer, Le Musée Noir ou Mascarets.
Une dernière chose, Jacques Sternberg est mort en 2006. Il ne voulait plus écrire, ce qui est toujours mauvais signe pour un écrivain. Pourtant, nous l’avons tanné pour qu’il nous donne un conte, même très bref, dans l’anthologie que nous préparions sur le thème du dernier homme et qui est sortie en février 2004 aux Belles Lettres. A notre connaissance, ce conte n’a jamais été repris dans un recueil. Il s’appelait Blanc et racontait en vingt lignes comment un vieil écrivain écrivait son dernier conte à défaut d’être le dernière homme. Il est introuvable, en fait.
Comme la voix de Sternberg, dont l’humour noir et la sensualité sont pourtant deux vertus essentielles pour ceux qui voudraient survivre encore un peu.
Toi, ma nuit, décidément…
Toi, ma nuit, de Jacques Sternberg, Eric Losfeld, 1965, 89 rue du Midi, Bruxelles, 5 euros.
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