« L’homme ne doit pas créer le malheur dans ses livres » (La Fête à Venise, p.77)
« La vie se résume bien à cela, trouver le lieu, l’heure, l’autre qu’il faut » (La Fête à Venise, p.31)
Préambule – un souvenir de Frédéric Beigbeder. À Sollers, qu’il s’étonne d’avoir en face de lui – est-ce « le vrai Sollers », si sérieux, si peu frivole ? – il pose une question, transcrit une réponse un peu obscure, et va à la ligne : « Cette fois, aucun doute n’est permis : c’est bien Philippe Sollers, puisque je n’ai rien compris ». Dans le même livre (Conversations d’un enfant du siècle), Beigbeder restitue le souvenir d’une autre conversation : Sagan cette fois, avec qui il dîne pour la première et seule fois. Il lui récite, embrouillé, ému, un peu à la manière de Sagan (élocution accidentée), quelques lignes… de Sagan. Qui réagit : « C’est joli, c’est de qui ? / – De vous. / – Ah bon ? » Vous souriez ? Parfait. Embarquons pour Une Vie divine, comme un hommage (écrit en 2006).
Et revoici Sollers ! Enfin : plus capricant et solaire, plus généreux, parano, rapide, ludique, intelligent, érudit – que jamais. Plus sombre aussi, paradoxalement. L’époque (2006), sans doute, commande ce diagnostic. On vous passe le résumé de l’intrigue que vous avez déjà lu partout. On vous propose quelques pistes, around Sollers.
Après avoir revisité le XVIIIème siècle (Casanova, Vivant Denon, Mozart, Sade, Voltaire, etc.), il était à « craindre » que Sollers l’incarnât. Dont acte, avec sa Vie divine, placée aussi bien sous l’invocation du Divin Marquis (Sade) que de l’Antéchrist (Nietzsche). Et si vous doutez encore qu’un écrivain écrive un peu toujours le même livre, lisez Une Vie divine, roman philosophique dans la grande tradition du XVIIIème (de Sollers).
Avec toujours, avec lui, ce viatique. À placarder dans votre bureau, sur le mur de votre cuisine, pour que personne ne puisse l’ignorer – jamais – et ne vienne vous faire quelque grief infondé sur votre supposée indisponibilité. Viatique relevé dans Studio, du même auteur (le féminin d’ « auteur » est « hauteur » – les deux conviennent ici) : « Société, famille, c’est pareil : il faut les habituer très tôt à vos décalages, désertions, absences. » Voilà, maintenant on peut continuer – on sera plus tranquille. Pour écrire Une Vie divine.
On pourra rejouer, par le biais dudit roman, la querelle, profonde sous ses airs narquois, des professionnels saturniens du pessimisme, schopenhaueriens de pacotille – et Houellebecq n’est pas visé s’il est un véritable interlocuteur, qui justifie qu’on en dispute, c’est le cas dans Une Vie divine – versus les nietzschéens allègres, dansant, swinguant – mettons Sollers, puisque c’est un peu le narrateur comme on dit. « L’éternel retour » du XVIIIème libertin donc – Sollers souligne que ce qu’il y a d’important dans le « libertinage », c’est la « liberté » qu’il suppose, et sa conjugaison postulée avec ses deux autres obsessions, illustrées en particulier dans Le Cœur absolu : le catholicisme et la culture grecque (Homère, plutôt que Virgile le latin).
C’est d’ailleurs ce qu’il y a de bien avec lui, on sait le plus souvent où il va : théorie du complot – celle-ci un peu éculée, pas nécessaire quand on publie où et quand on veut. Et ce qu’on veut. Et puis le créneau est un peu occupé en ce moment (2006) : par Dieudonné, par Thierry Meyssan et tant d’autres : bref, Sollers est en fâcheuse compagnie, et la liberté n’a pas besoin de cela, elle est de toute éternité scandaleuse, injustifiable et se passe de l’invocation de quelque « main invisible » et autre « force obscure » : le radieux XVIIIème en souffrirait (oui, d’accord, l’ombre et la lumière, etc.).
Autre idée fixe de Sollers : la nécessité absolue de la clandestinité et la primauté de la jouissance sur le ressentiment honni – son fameux « Pour vivre caché, vivons heureux » : la clandestinité comme condition indispensable au bonheur, certes, mais aussi – mais surtout – le bonheur comme forme ultime de la clandestinité (modalité : « s’organiser des catacombes agréables en plein air »).
En outre, à rebours d’une époque qui commande d’oublier (tout), Sollers insiste et relit Nietzsche, son contemporain (écho des années 70 – lecture de Bataille, une des premières lectures modernes de Nietzsche, colloque de Cerisy (1972), Tel Quel occupe le terrain, Sollers dirige). Signalons d’ailleurs qu’il publie au moment même de la parution d’Une Vie divine, un Pour Bataille de Bernard Sichère dans sa collection L’Infini. Clin d’œil ? Il n’y a pas de hasard chez Sollers le stratège. Nietzsche-Bataille-Sollers, c’est un peu ça aussi la littérature : une géographie.
Poursuivons le vagabondage. On rencontre dans Une Vie divine, des thèmes que l’on a déjà vus chez Sollers (ou ailleurs) : dénonciation de l’industrialisation de la sexualité (bonjour Michel), devenue marchandise démocratique, dénonciation d’une certaine bien-pensance, de la moraline omniprésente. Mais aussi un certain goût de la luxure, du sexe joyeux et « désacralisé ».
On lit surtout des indications sur les conditions de possibilités d’une telle vie (divine). Et là, on ne les a pas vues ailleurs. On retrouve le Sollers très précis, concret, de L’Année du tigre : omniprésence de la musique (Mozart, Haendel, Bach, comme une évidence), climat (météo), santé, rituels, corps : « 164 marches : il les a comptées. Le souffle, le cœur qui bat, une mansarde au-dessus des palais. Retour au calme, plume, encre, papier. Pas de chauffage. »
C’est de Nietzsche qu’il s’agit, c’est Sollers qu’on entend : phrase elliptique, rythmée (musicale) – entre Diderot et Morand par exemple. Ou, tôt distingué par Nietzsche, Stendhal, une des intelligences laser de son siècle (le XVIIIème en dépit de sa trompeuse date de décès (1842), personne n’est dupe) – présence sensible chez Sollers malgré sa quasi absence étonnante dans sa bibliographie.
Voilà pour « les » pistes. À vous de découvrir l’opéra baroque de cet écrivain exilé …au XXIème siècle. Sans jamais oublier les statuts de la « Société secrète » (et éponyme du roman) – « Le Cœur absolu » – fondée à Venise (évidemment) par le narrateur : « La Société a pour but le bonheur de ses membres » (« par bonheur, on entend dans l’ordre qu’on veut le plaisir et la connaissance »).
Philippe Sollers – Une Vie divine, Gallimard, 526p.
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