« Je ne vous aime pas, je vous préfère » Journal, juillet 1950
Paul Claudel (1868-1955) est un cas dans la littérature française. Dites « Claudel », et immédiatement s’ensuit une série de poncifs sur l’ « écrivain-catholique ».
Alors, tout reprendre, tel Sisyphe, tenter encore d’expliquer le génie, de le dire au moins ? Le moyen de faire autrement ? L’occasion nous en est donnée grâce à la biographie (Flammarion) à l’américaine quoique très sensible que Marie-Anne Lescourret, philosophe et musicologue, nous livre de cet écrivain monumental, sinon méconnu, mal connu :
« À la façon dont Rubens est le peintre des grosses femmes et Goethe l’auteur de Werther, Claudel est catholique », i.e. « vote à droite et se prononce pour la pérennité des ordres établis. Ce stéréotype éculé suffit à identifier puis à éviter Claudel. On évacue Claudel, on le condamne en même temps que la lutte contre la libéralisation des mœurs, le catéchisme, les activités paroissiales, les curés, les prières et autres ‘‘bondieuseries’’. Parler des ‘‘cathos’’ érige son homme en libre-penseur : quiconque s’adonne à cet écart de langage se prend pour Voltaire et passe à côté de Claudel, sans doute parce qu’il est plus facile de s’autoproclamer rationnel que de se confronter au thomisme de L’Art poétique. »
Où l’on voit que l’on peut écrire une biographie exhaustive et rigoureuse de Paul Claudel sans pour autant gauchir ce que l’on pourrait appeler un tempérament.
Claudel, c’est d’abord une réaction : contre le « stupide XIXème siècle », contre le positivisme omniprésent d’Auguste Comte, contre le « tétrasyllabe Taine-et-Renan » honni, contre ce scientisme qui est une offense à son catholicisme de converti.
Bachelier en 1885, il s’inscrit en Droit, puis à l’École libre des sciences politiques. En 1886, c’est le choc : la lecture, en juin, de Rimbaud – Illuminations puis Une Saison en enfer.
Pendant quatre ans, Claudel, jeune homme « plutôt… antireligieux » (Mémoires improvisés) est en proie à des luttes intérieures – révolte ou soumission, besoin d’évasion – dont témoigne l’un de ses premiers chefs d’œuvre, Tête d’Or (1889). S’il « se soumet à l’Église » dès le 25 décembre 1886, pendant les vêpres à Notre-Dame de Paris, il ne fait sa (deuxième) communion que le 25 décembre 1890. Le catholicisme devient alors le centre de sa vie.
Parallèlement à ce parcours spirituel, Claudel lit. Et il lit beaucoup : il déteste Hugo, Goethe, les parnassiens, les romantiques, ne tient pas Stendhal en haute estime, est en revanche flatteur avec Verlaine.
Il découvre ceux qui seront les compagnons d’une vie – outre Rimbaud, rôle « séminal » (sic), et la Bible : Shakespeare, les tragiques grecs, Dante, Dostoïevski, Virgile. Et inaugure sa « carrière » littéraire avec sa présence, dès 1887, aux mardis de la rue de Rome chez Mallarmé. Il y rencontre, entre autres, Valéry et Gide – d’abord estimé, puis détesté, eu égard à son protestantisme invaincu et à des mœurs qu’il juge « répréhensibles ».
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« Paul Valéry m’envoie son recueil de Poèmes que je lis avec le plus grand plaisir. On ne saurait pousser plus loin la finesse et le talent technique. C’est merveilleux ! Mais comme c’est peu nourrissant et, somme toute, futile ! Le sujet est toujours cet effort vain et d’avance découragé à se dégager de soi-même. Lu aussi avec grand plaisir le charmant recueil d’Aragon, les Yeux d’Elsa. Enfin le recueil de Lanza del Vasto, le Chiffre des choses, qui est loin d’être indifférent. » (Journal, 20 août 1942).
Lescourret réévalue à la hausse l’influence de Mallarmé sur Claudel : les textes en prose de Divagations, qui livrent l’essentiel de l’enseignement oral de Mallarmé, révèlent une obsession du théâtre qui ne pouvait laisser Claudel insensible : « Le théâtre est d’essence supérieure, nul poète jamais ne put à une telle objectivité de l’âme se croire étranger », écrit Mallarmé qui, en 1889, salue Tête d’Or (« Le Théâtre, certes, est en vous »).
Le théâtre en l’occurrence, pour Claudel, est cette sorte d’opéra wagnérien, où le verbe poétique remplace l’orchestre, et dont les représentations sont une espèce de rituel religieux ouvert sur le mystère chrétien : ses collaborations avec Honegger et Darius Milhaud illustreront ce souci catholique, dans son œuvre, « de l’unité, de la composition esthétique » qui englobe(nt) les diverses formes d’art : théâtre, danse, musique, peinture.
Comme un écho et prolongement de « l’art total » voulu par Wagner et Mallarmé – à cette différence près que « le drame de la vie de Mallarmé est celui de toute la poésie du XIXème siècle qui, séparée de Dieu, ne trouve plus que l’absence réelle ».
De là les rencontres qui ponctueront son existence de dramaturge avec les rénovateurs du théâtre de son temps : Gémier, Lugné-Poe, Copeau, Pitoëff ou Barrault. Ou avec les peintres et décorateurs, comme José-Maria Sert auquel Le Soulier de satin est dédié.
Lescourret le dit (et le redit parfois – sourire) : « Claudel ne se soucie pas de convaincre le peuple par le biais de représentations séculières mettant l’indicible à la portée des ignorants. Convaincu de sa mission apostolique depuis sa conversion, le « rouleau convertisseur » (Claudel, par Gide) n’entreprend pas de replier le ciel sur la terre, de ramener l’inconnu au connu. Il est trop convaincu de l’extériorité de Dieu au monde et de son incommensurabilité à toute entreprise humaine. Toute verbalisation du religieux, fût-elle célébration, louange, devra donc porter trace de cette impossibilité, de cette conscience de la place – humble – assignée au dramaturge, au poète ».
Et pour attester la « trace de cette impossibilité », Claudel cultive « son côté comique, le lyrisme épanoui dans la farce » : le baroque de son théâtre en somme, baroque comme l’art de la Contre-Réforme qu’il chérit et… contradictoire, comme l’est « le tout de toute chose », qu’il cherche à embrasser dans une universalité qui est l’autre nom de son catholicisme.
D’où le côté hénaurme de certaines de ses pièces – en particulier du Soulier de satin (1929) qu’il considère comme testamentaire et qui le sera en effet (hormis quelques « commandes ») – côté hénaurme qui rappelle opportunément que Claudel est un contemporain de Jarry. Comme de « tous les mouvements les plus radicaux de la révolution culturelle du premier XXème siècle (symbolisme, surréalisme, cubisme, dadaïsme) » – à jamais étrangers, eux, au lecteur de Shakespeare et des Grecs.
Claudel est bien cet « éléphant blanc », « aérolithe » tombé du ciel (Mémoires improvisés) qui se définit comme « bon catholique, mais écrivain, diplomate, ambassadeur de France et poète ». Il mena sa carrière diplomatique 46 années durant jusqu’au sommet – l’ambassade de France aux États-Unis (après, entre autres, 15 ans en Chine et 5 au Japon) – et élabora une oeuvre qui assume, voire assure, la transition du symbolisme fin de siècle à la modernité, avec Milhaud et Honegger déjà cités.
Les surréalistes, « imbéciles qui essaient de se faire prendre pour des fous », le détestaient : on ne pouvait être poète et ambassadeur de France. Robert Desnos, pourtant : « Le plus grand poète vivant, c’est Claudel, nom de Dieu ». Ou l’hommage d’Artaud – dans l’interprétation d’un acte de Partage de midi au théâtre Alfred-Jarry (1928, sans l’autorisation de Claudel).
Quant à son côté « réactionnaire » : s’il a servi la République avec dévotion sous l’amical regard du puissant secrétaire du Quai d’Orsay (Philippe Berthelot, mort en 1934), Claudel n’en a jamais été un partisan acharné (ni de la démocratie, toujours considérée avec méfiance).
Mais l’un de ses plus obstinés ennemis fut Charles Maurras : « Le mot ‘‘méchant’’ en français a deux sens. On dit ‘‘un méchant écrivain’’ et ‘‘ un méchant homme’’. Dans cette double acception ce terme ne saurait s’appliquer plus parfaitement qu’à M. Charles Maurras. » (Journal, 15-16 septembre 1942).
Les épisodes de leur très inamicale relation (au-delà de la condamnation (1926) de L’Action française (AF) par le Vatican) sont édifiants – et à « l’honneur » de Claudel qui, là encore, montre qu’il n’a jamais (sauf à la fin de sa vie) manqué d’oreille, contrairement à l’autre, de l’AF, qui, sourd ou pas, a toujours donné l’impression d’en manquer (d’oreille). On pense, outre sa doctrine politique, à sa discutable (datée) poésie – là où celle de Claudel est, simplement, révolution (voir sa « théorie » de la musique ou, surtout, son Art Poétique).
Et puis il y a son mot, poétique et profond, qui vaut devise : à l’encontre du Barrès de « la terre et les morts », Claudel, paysan madré mais écrivain cosmopolite, pour qui être catholique consistait dans « le souci de ne pas faillir au chœur », « au monde comme totalité organique, assignant à chacun une fonction, un espace », Claudel, donc, dira qu’il en tient, lui, pour « la mer et les vivants ».
Ce monde dont (il) a fait le tour ne se résout, écrit Lescourret, « ni en sensations ténues et disparates ni en équations. Il est plan, organisation, organisme – chœur – d’un seul tenant comme l’indiquent les océans ainsi que la confusion du ciel et de la mer. Le symbolisme se joue dans la reconnaissance d’un invisible à l’œuvre dans le visible, sur la voie duquel c’est moins la connaissance que la sagesse qui nous appellera ».
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Pour conclure (un bref instant) : chez Claudel, « la Nature est symbole et l’Histoire est parabole », et tout ce qui donne à l’homme l’illusion du changement et de la nouveauté est condamnable – le sentiment de révolte (commun au romantisme et au surréalisme), comme les prétendus « bienfaits de l’instruction d’une humanité à la fin devenue consciente ».
À toutes les formes d’émancipation, Claudel préfère un idéal de solidarité – entre les hommes et entre les choses : « Pas une chose qui ne soit nécessaire aux autres ».
La rencontre avec Rose Vetch (femme frivole et insouciante qui sera Ysé, la femme sublime de Partage de midi) lui permet de vérifier que si Dieu est omniprésent, « la lumière qui indique la voie n’en éclaire pas toujours le franchissement. C’est un but, un idéal, une vocation, avec tout ce que cela comporte d’obstiné et d’obscur » (Lescourret).
L’existence temporelle propose ses accès au divin. Pour Claudel, Rose-Ysé fut l’un d’eux : mariée, mère de famille, révélation totale et empêchement total. Cette femme lui indique les limites de son engagement dans le monde et ce à quoi il peut (doit ?) aspirer : « La femme apparaît comme l’instrument de la révélation divine, en ce qu’elle incarne l’inaccessible ».
Et Lescourret de conclure : « En ce qu’elle manifeste, par le biais de l’amour qu’elle inspire, qu’il y a dans le monde quelque chose de plus fort que nous qui nous domine, nous gouverne et vers quoi nous devons tendre, comme vers ce qui répondrait à la question principale : pourquoi ? » Claudel avait sans doute un commencement de réponse : l’apothéose d’une union mystique dans l’au-delà.
Le « poëte » (sic) meurt en 1955 (obsèques nationales à Notre-Dame de Paris). Il est inhumé dans le parc du château de Brangues (Isère, acquis en 1927). Son épitaphe : « Ici reposent les restes et la semence de Paul Claudel ». Grâces lui soient rendues.
P.S. – Appendice biographique – Né dans une famille profondément catholique, fils du Vosgien Louis Prosper Claudel, fonctionnaire de l’enregistrement (comme le père de Mallarmé), et de Louise Cerveaux, Claudel fut très marqué par son enracinement dans le terroir maternel, ce Tardenois natal aux confins de l’Île-de-France, de la Champagne et du Soissonnais. Au gré des mutations paternelles, de Bar-le-Duc à Nogent-sur-Seine puis à Wassy-sur-Blaise, Rambouillet et Compiègne, il reçut avec ses sœurs aînées, Camille et Louise, une éducation solide. En 1882, la vocation artistique de Camille impose l’installation à Paris. Claudel entre au lycée Louis-le-Grand et suit les cours de philosophie de Georges Burdeau, moraliste républicain, jacobin kantien, traducteur de Schopenhauer : repoussoir pour Claudel. Il admire Beethoven et Wagner.
Paul Claudel, de Marie-Anne Lescourret, Flammarion, coll. Grandes Biographies.
A lire aussi : Bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés, de François Kasbi, Éditions de Paris-Max Chaleil.
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