Le « manifeste contre le nouvel antisémitisme », récemment publié par Le Parisien, souhaite voir « frappés d’obsolescence » par les autorités théologiques musulmanes certains versets, bien connus, du Coran, « afin qu’aucun croyant ne puisse s’appuyer sur un texte sacré pour commettre un crime ». Très critiqué, ce manifeste est pourtant parfaitement rédigé et a le mérite de ramener, incidemment peut-être, la laïcité à ce qu’elle est, en son fond, indépendamment de ses mises en œuvre historiques ou locales. Qu’est-ce que la laïcité : un abandon radical de toute forme de théocratie. Une république laïque est une république qui a renoncé à reconnaître un statut politique à tout texte sacré. Une république laïque démocratique ne reconnaît qu’une seule source de légitimité, la souveraineté du peuple plutôt que la Volonté divine. Ou plutôt, pour mieux dire, avec Rousseau, quoique cela ne se dise pas, la Volonté générale.
Séparation et neutralité
Un autre événement de l’actualité vient poser exactement la même problématique, c’est l’intervention du président de notre République laïque devant les évêques réunis aux Bernardins. Le président Macron est même allé plus loin. Non seulement il rompt ou paraît rompre avec la laïcité comme séparation instituée par la loi de 1905, mais il paraît également solliciter une certaine aide de l’Église dont pourtant l’État est séparé. Mieux, il envisage même une réparation du lien de l’État et de l’Église. Cela parait beaucoup et on comprend ceux qui crient à l’abandon de la laïcité. Mais ils se trompent. Il faut un lien sain, non conflictuel, non concurrentiel, entre l’État et les religions. Et c’est bien, là aussi, à une sorte de réparation du lien abîmé entre religions et État qu’en appelle Tareq Oubrou, l’imam de Bordeaux, lorsqu’il propose son aide à l’État pour ramener les jeunes musulmans dans la citoyenneté (Le Figaro du 24 avril 2018, p.2).
À s’en tenir au texte de la loi de 1905, on définit la laïcité comme séparation (des Églises et de l’État) et comme neutralité (de l’État à l’égard des religions). Le début de l’article second le dit clairement : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. » Mais la séparation est précisée, plus que définie, comme fait généralement le droit, par des interdictions : pas de reconnaissance, pas de rémunération, pas de subvention. Elle ne dit pas ce qu’est la laïcité. Elle n’en construit pas le concept. Elle n’en dit pas la nécessité et on peut donc la voir comme une décision politique arbitraire sur laquelle il serait possible de revenir.
Le texte de 1905 ne définit pas la laïcité
Et d’ailleurs, tout de suite après, arrivent les détails, ceux concernant les bâtiments, les aumôneries des lycées et des Armées, etc. Dès lors, il reste toujours possible de tenter d’étendre ou de réduire le nombre de ces exceptions, par exemple en réclamant un financement pour les lieux de cultes. Et bien entendu, les régions sous régime concordataire ou dérogatoire (Alsace, Moselle, Guyane, Mayotte, Polynésie, Nouvelle-Calédonie, etc.) ne sont pas concernées par la loi, tout en l’étant un peu quand même, car les questions d’ordre public demeurent.
En fait ce texte est un aboutissement. Il n’inaugure rien, il prend acte et précise, pour le cas particulier de la France de cette époque, les formes que cette laïcité doit prendre. Il ne dit pas ce qu’est la laïcité. Et c’est sans doute pourquoi le recours à ce texte, s’il permet aux tribunaux administratifs de rendre des jugements, n’est guère utile pour faire avancer le débat. On le voit bien, le débat sur la laïcité n’avance pas, ne s’approfondit pas. Il tourne en rond. Il donne lieu à d’homériques combats dont personne ne sort jamais vainqueur. C’est que la loi, ne donnant pas les raisons de ce qu’elle met en place, rend possible une certaine opacité largement entretenue par tous ceux qui tentent de l’instrumentaliser. Par exemple pour en faire une arme de destruction de toutes les religions, ou un outil de promotion des religions arrivées sur le tard et réclamant un rattrapage d’existence.
La laïcité, c’est pas clerc
Le « manifeste », ainsi que le discours du président Macron, pourraient peut-être, l’un et l’autre, apporter de quoi sortir de ce piétinement en rappelant quels rapports doivent entretenir le texte politique (la loi dans l’État de droit) et le texte sacré. Textes non injonctifs pour le président Macron, à rendre caducs pour le « manifeste ».
Ni la séparation ni la neutralité ne sont des concepts politiques clairs. Ce sont des métaphores issues de la chimie pondérale et elles ne sont claires que dans ce seul domaine. La neutralité, c’est le pH ramené à 7 et la séparation, par précipité, électrolyse, centrifugation ou toute autre technique, c’est l’inverse de la composition. Les anions d’un côté, les cations de l’autre. Tout juste peut-on argumenter que séparation et neutralité doivent être réciproques. Et en effet, l’État ne peut et ne doit être neutre qu’à l’égard des religions qui, elles-mêmes, respectent la séparation. Une religion qui tente, de manière masquée ou ouverte de fonctionner comme un parti politique, qui cherche, par exemple, à conquérir le pouvoir, à substituer ses propres lois à celles de la République, à empêcher le fonctionnement normal des institutions par des anathèmes ou des excommunications, n’est plus une religion, c’est un parti politique. C’est même un parti politique qui instrumentalise la religion et, sur ce point, il faut reconnaître que dans le conflit de la politique et des religions, c’est toujours la politique qui gagne, même et surtout lorsqu’elle donne l’impression que la religion est au pouvoir. La religion n’est jamais au pouvoir. Ce sont les religieux qui y sont et s’y maintiennent en assurant savoir ce que Dieu veut.
Dieu ne le veut pas
Il faut donc revenir à l’histoire de nos républiques démocratiques pour comprendre la nécessité de la laïcité. Car de deux choses l’une : ou bien les hommes font eux-mêmes les lois par lesquelles ils se régissent, et c’est la république démocratique ; ou bien ces lois viennent de Dieu lui-même, et c’est la théocratie.
On doit à Rousseau d’avoir parfaitement bien formulé ce principe : « Toute justice vient de Dieu, lui seul en est la source ; mais si nous savions la recevoir de si haut, nous n’aurions besoin ni de gouvernement ni de lois. » (Contrat social, L. II, chap. 6.) Il faut retenir que nul ne peut dire, en matière politique, « Dieu le veut ! ». Nul ne doit pouvoir imposer à tous un mode de vie que certains disent que telle est la volonté de Dieu.
S’ensuit une forme d’organisation politique fondée sur la Volonté générale s’exprimant en un contrat social, c’est-à-dire en une démocratie – la souveraineté appartient au peuple et non à Dieu – et une république ou État de droit – c’est la loi qui décide, pas la Révélation – les gouvernants n’en sont que les magistrats. Toutes les républiques démocratiques sont donc laïques, quelles que soient leurs formes d’organisation. Il faut donc arrêter de dire que la laïcité serait une spécificité française. La laïcité est une nécessité de toute république démocratique, c’est-à-dire de toutes les formes politiques ayant renoncé à la théocratie.
L’islam politique n’est pas une chance pour la République
Venir vivre dans une république démocratique avec l’intention d’y maintenir des lois politiques divines, voilà qui n’est pas possible. Qui ne veut pas abandonner résolument la théocratie ne peut entrer dans le contrat social. Voilà donc bien le problème. Il ne s’agit pas d’une question de mœurs ou de coutumes, mais bien d’une question relevant des fondements. Si, par exemple, c’est Dieu qui veut que l’adultère ou l’homosexualité soient punis de mort, on n’évoluera jamais sur ces points. Le contrat social devient impossible.
Il reste que le renoncement à la théocratie n’est pas chose facile. Il y faut du temps et de l’éducation. Il faut se débarrasser du cléricalisme et prévenir son retour, toujours possible. Et il faut comprendre que le fait que Dieu ne gouverne pas les hommes, ni directement ni par l’intermédiaire d’un clergé, ne lui retire rien de sa toute-puissance. Pour y parvenir, il faut du temps (historique) et de l’éducation (rationnelle).
Mais ce n’est pas impossible. Le secrétaire général de la Ligue islamique mondiale, le Saoudien Mohamed Abdelkarim Al-Issa montre une voie possible (Le Monde du 26 avril 2018). En fait il redit ce que l’ancien ministre tunisien de l’Éducation, Mohamed Charfi, expliquait dans un livre de 2002 (Islam et liberté, le malentendu historique, Albin Michel). Tout est donc prêt pour une évolution interne de l’Islam. Il faudrait peut-être que se multiplient les déclarations comme celles du président Macron ou celles du « manifeste » pour que tous admettent que la république démocratique, c’est la fin de la théocratie et que la fin de la théocratie, ce n’est pas le recul des religions. Ce serait même plutôt l’inverse : la libération des religions.
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