Après un accident de santé, le philosophe revient avec un petit recueil d’aphorismes réjouissant. Civilisations, transhumanisme, mort: il faut beaucoup d’esprit pour conjurer l’absence d’espoir.
Régis Debray a été victime d’un accident vasculaire cérébral il y a quelques mois : « cohérence en baisse, trous de mémoire, déséquilibre garanti »… A 81 ans, Debray a écrit un nombre incalculable d’essais, mais malheureusement les objets auxquels il s’intéresse – frontières, nation, République – ont tendance à s’éclipser à mesure qu’il en fait l’éloge. Aussi, avec Eclats de rire (Gallimard, 2021), il opte pour une forme plus légère, la succession d’aphorismes, autant de ronchonnements plaisamment sentencieux dans la longue tradition des moralistes français.
Petits et grands face à la mort
Dans un petit ouvrage paru en 1932 et intitulé L’art de mourir, Paul Morand recensait les petites phrases d’hommes plus ou moins grands prononcées avant de mourir. Après un long Moyen Âge plein de la peur de mourir et d’être damné, de danses macabres, de squelettes et de tibias, la France moderne avait su restaurer une légèreté antique face à la mort. L’empereur Auguste, à ses derniers moments, se fit vêtir de pourpre, coiffer et farder : « Suis-je bon comédien ? » L’avocat Patru, au XVIIème siècle, revenu à quatre-vingts ans d’une longue maladie, se demande : « Hélas ! est-ce bien la peine de se rhabiller ? ».
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Régis Debray, défiant l’après-maladie avec une espièglerie rigolarde, a adopté ce ton Grand Siècle dans ce tout petit livre. Il remarque d’ailleurs la coriacité du petit comparé à la vulnérabilité du grand : « « Les petites choses viennent à bout des grandes […]. Le rat du Nil tue le crocodile » (1) Hugo n’en finirait pas aujourd’hui de compléter : le petit écran fait la nique au grand, le 10/18 à l’in-quarto, le tract au traité, l’épigramme à l’épopée, le mocassin au brodequin, la BD au pavé, le pitch à la tartine, le clip à la séquence et la puce à la bombe ».
Partagé entre lyrisme et stoïcisme, Debray est pris d’élans enthousiastes entre deux aphorismes désabusés. Après tout, notait Paul Valéry, « le monde ne vaut que par les extrêmes et ne dure que par les moyens. Il ne vaut que par les ultras et ne dure que par les modérés » (2). Pêle-mêle, on y trouve des réflexions sur les grandes figures historiques, les civilisations, les empires et leurs aléas, ou sur le transhumanisme. Le grand homme, De Gaulle, « rêveur réaliste », demande au marchand de chaussures du 42 quand il fait du 39. « Ce que les gens font de mieux, ils le doivent à ce genre d’aliénation sublimante. Se prendre pour ce que l’on est en fait, sans délire ajouté, c’est le début de la fin ». Cet aveuglement sur soi-même est perçu comme une chance : « Tant qu’on est inconscient du peu qu’on peut, on tente de grandes choses. Quand on ouvre les yeux, on retrouve le sens de la mesure. Avoir la berlue fut et reste un cadeau des dieux ».
Saisonnalité des civilisations
Les civilisations, de leur côté, sont définies par Debray « comme une brève transition entre l’envie d’en découdre et l’envie de se reposer ». Concernant les empires, Debray est optimiste. Il voit même l’Europe revenir un jour au premier plan. D’ici mille ans, peut-être…
« La fin d’une hégémonie, c’est le début d’une autre. Après l’Europe, l’Amérique, après l’Amérique, l’Asie, et pourquoi pas l’Europe à nouveau, dans mille ans ? Il importe que la ronde des empires continue sa course ». Il y aurait par ailleurs une géographie politique, puisque Debray remarque que « les tyrans ferment portes et fenêtres pour épargner à leurs administrés les courants d’air. Ils n’ont pas tort. De l’air du large à la largeur d’esprit, il n’y a qu’un pas, et les villes côtières par trop ventilées propagent toutes sortes de virus contagieux. On n’a pas assez réfléchi aux affinités millénaires entre l’hinterland et la dictature. Car enfin, après Athènes / Sparte, il y a eu Pékin / Shanghai, Moscou / Saint-Pétersbourg, Berlin / Hambourg, Madrid / Barcelone, Santiago / Valparaiso, et j’en passe. Le knout s’écarte d’instinct du littoral, d’où proviennent tant de mauvaises influences. Outre qu’une côte au vent permet de filer à l’anglaise, le vent du large aère l’esprit en brisant les enclos ». Homme libre, toujours tu chériras la mer…
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Quant au transhumanisme, il en propose une approche amusante : « L’éloge de la paresse est celui du progrès technique, puisque l’un est l’ombre portée de l’autre. L’escalade entamée dès le premier silex taillé ne pouvait qu’inciter à en faire toujours moins pour en avoir toujours plus. Résultat : l’homme dit « augmenté » et bardé de prothèses, n’en foutant plus une rame, sera ipso facto très diminué. Va-t-il terminer sa formidable carrière en cul-de-jatte ? » On entend presque l’angoisse du chanteur de « Feu! Chatterton », qui se demande bien ce que l’on sait faire dans ce monde nouveau, hormis attraper le Bluetooth : « Un monde nouveau, on en rêvait tous / Mais que savions-nous faire de nos mains? / Monde nouveau, on en rêvait tous / Mais que savions-nous faire de nos mains? / Zéro, attraper le Bluetooth / Mais que savions-nous faire de nos mains? / Presque rien, presque rien / Presque rien ».
On pourrait penser que Régis Debray enfonce des portes ouvertes. Mais Baudelaire aussi écrivait dans les œuvres posthumes : « Créer un poncif, c’est le génie. Je dois créer un poncif »…
À défaut d’être absolument génial, le petit ouvrage sorti en décembre prend une autre résonance avec l’actualité brûlante et tous nos Johnny s’en va-t-en guerre qui s’activent sur les réseaux sociaux ces derniers jours : « La bleusaille aime le rouge sang. Ceux qui n’ont jamais tiré un coup de fusil savent mieux que personne souffler dans le clairon, par voie de presse, quand le vétéran, dans son coin, prend son temps. Le gandin, la guerre le fascine, comme le bordel le puceau. Les briscards y regardent à deux fois, mais ils y vont, en tant que de besoin, et sans grands mots ».
(1) Paul Valéry – Cahier B
(2) Victor Hugo, Notre-Dame de Paris
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